NOS BELLES-SŒURS
René Richard Cyr
par Xavier Philippe-Beauchamp
Le texte des Belles-sœurs a fait irruption dans la littérature québécoise avant même d’être monté sur scène à l’été 1968. Sa lecture publique quelques mois plus tôt, diffusée sur les ondes de Radio-Canada à l’émission Aujourd’hui, a suscité l’enthousiasme et la controverse. Au cœur du débat figuraient non seulement l’utilisation du joual au théâtre mais surtout la représentation de la vie quotidienne des classes populaires. Germaine Lauzon, une femme au foyer, gagne un million de timbres Gold Star, avec lesquels elle se promet de refaire toute sa décoration intérieure. Pour se faire aider à les étamper dans ses carnets de remises, Germaine invite ses voisines, sœurs et amies. Dans la cuisine de son logement, les conversations s’enfilent et laissent voir la pauvreté culturelle, économique et sociale de ces femmes – hors du marché de l’emploi, leur vie quotidienne se profile toujours sous le joug de leur mari, du clergé, et du qu’en-dira-t-on.
Un demi-siècle plus tard, si les discussions entourant les classes populaires du Québec foisonnent moins qu’autrefois, les thèmes du droit à l’avortement, du viol conjugal et de la domination masculine, centraux dans l’œuvre de Michel Tremblay, sont toujours au cœur des préoccupations contemporaines. On pourrait donc s’attendre à ce que l’adaptation au cinéma de la pièce sache remettre de l’avant l’entrelacs entre considérations féministes et questions de classe. En transférant la pièce au cinéma sous la forme d’une comédie musicale, René Richard Cyr démontre d’emblée une volonté de mettre à jour le ton et le discours du texte de Tremblay.
Le film s’ouvre d’ailleurs avec la mise en musique de l’« Ode au bingo ». Le chant et les chorégraphies campent la scène dans un univers coloré, électrique et quétaine, accentué par les moues amusantes de Benoît Brière en animateur de bingo. Or, dans le texte original, cette ode arrive plutôt aux deux tiers de l’œuvre, entre une scène où l’une des femmes est rejetée du groupe parce qu’elle fréquente les clubs et une autre où la plus jeune d’entre elles, à peine majeure, confesse à sa meilleure amie vouloir avorter. Dans un tel contexte, le chœur de quatre femmes qui chante les plaisirs du bingo en vantant la qualité des prix de présence (« des chiens en plâtre pour tenir les portes ») sert de contrepoint léger entre deux scènes dramatiques, mais il est aussi l’illustration de l’illusion consumériste qui ronge la protagoniste, comme une prémonition de la scène finale où ses amies se révèleront avoir volé tous ses timbres. En somme, dans l’œuvre de Tremblay, même le comic relief est teinté de tristesse. Avec ce numéro haut en couleur, en danse et en rire, Nos belles-sœurs désamorce au contraire dès la première scène la critique qu’il contient : il donne le ton pour un film qui évitera qu’on penche trop vers les côtés tragiques de la pièce dont il s’inspire.
Cyr défend ses choix pop et colorés en affirmant que la souffrance des ménagères de l’époque n’était souvent pas visible de l’extérieur, qu’elles la camouflaient dans un habile jeu d’apparences. En ce sens, la direction artistique est réussie. Les bleus et les jaunes des intérieurs des années 1960, qu’on complète avec des tables en formica et des électroménagers arrondis aux couleurs pastel, font oublier les teintes sombres ou délavées, les gris et bruns qu’on aurait vus dans d’autres représentations des classes populaires au Québec. Le maquillage parfait des ménagères, avec leurs peaux sans aspérités même en gros plan, est à des lieues des visages émaciés des mêmes femmes incarnées dans Il était une fois dans l’Est (André Brassard, 1974). Les scènes en plongée de Montréal léchées en postproduction font oublier qu’on est censé être sur le même Plateau-Mont-Royal de L’eau chaude, l’eau frette (André Forcier, 1976). Malheureusement, à force de pousser vers le côté clair du rétro, Nos belles-sœurs se perd derrière les apparences de son propre camouflage. On reste donc déçu de voir que les scènes difficiles de la pièce ont été gommées. Le film tourne même au ridicule le fait qu’une des ménagères soit l’aidante naturelle de sa belle-mère. N’y avait-il pas lieu, plutôt que de s’esclaffer à la vue d’une femme en perte d’autonomie, de susciter l’empathie pour les femmes qui de génération en génération ont pris soin de leur famille? D’autant que le contexte social actuel – les grèves du secteur public ne sont même pas derrière nous – permet de constater que, si la reproduction sociale a sorti le soin des foyers, elle n’a pas moins conservé ce fardeau mal rémunéré aux femmes.
Même les clins d’œil faits aux quelques tentatives d’André Brassard de faire passer l’œuvre de Tremblay à l’écran dans les années 1970 ne font pas mouche. Quand la serveuse dans un diner reprend les mots de Françoise Durocher, waitress(1972) (« ungrilledcheese unordredetoast uncafé ; unpeppersteakpasdepiments unspaghettiavecdesboulettes deuxverresdelait »), on peine à entendre le réalisme et l’usure d’une voix dont la tâche quotidienne est de prendre et passer des commandes des clients aux line cooks. Les caméos de Michel Tremblay et Denise Filiatrault ne sauvent pas la mise; on est passé en cinquante ans de l’expression de l’aliénation des femmes nouvellement entrées sur le marché du travail à une scène de carte postale.
Seule la confession de Rose Ouimet, portée par Anne-Élisabeth Bossé, réussit à émouvoir. À la fin du film, fidèlement au texte, la sœur de Germaine Lauzon laisse ses répliques assassines et ses commentaires sarcastiques pour se confier au sujet du « maudit cul ». Elle est « obligée d’endurer un cochon toute sa vie parce qu’a’l’a eu le malheur d’y dire ‘oui’ une fois ». Un instant, on entend enfin les voix qui craquent derrière les mélodies de la comédie musicale. Le gros plan nous fait voir la souffrance sur le visage de l’actrice. Les témoignages de violences sexuelles traversent les époques. Nul besoin de comprendre les dynamiques sociales des années soixante pour comprendre Rose. Enfin, croit-on, le réalisme déchirera le carton-pâte, les émotions se mêleront au rire. Mais l’espoir est de courte durée.
À chaque présentation des Belles-sœurs à l’international, les témoignages se multiplient sur la qualité transculturelle de l’œuvre. Les classes populaires en France, en Allemagne, en Haïti se reconnaissent dans les commérages qui font et défont la misère des ménagères. Dans le passage de la scène à l’écran, Nos belles-sœurs aura pourtant préféré folkloriser sa propre culture. Exit les larmes. Plutôt que d’inviter son public à s’intéresser aux maux des femmes qui ont construit le Québec, plutôt que de tisser des solidarités intergénérationnelles, René Richard Cyr ne garde que le rire d’une œuvre devenue quétaine.
18 juillet 2024