Notre jour viendra
Romain Gavras
par Apolline Caron-Ottavi
Notre jour viendra est une surprise dans le paysage du cinéma français, un film sans complexe et sans limite, un ovni halluciné et hallucinant : de toute évidence, un film qui ne peut pas emporter l’unanimité, et ne fera pas rire tout le monde. Romain Gavras prend pour idée de départ le thème de son clip pour la chanson Born Free de MIA : la stigmatisation des roux.
Le clip Born Free de MIA signé Romain Gavras:
Patrick, un psy cynique et misanthrope, s’ennuie. Il décide d’initier à la vie le jeune Rémy, roux comme lui et mal dans sa peau, mais il crée un monstre, et se retrouve pris en otage par sa créature : Rémy l’entraîne dans une fuite vers l’Irlande, où il se voit déjà en messie d’une Nation de roux. Sur leur route, ils vont semer la pagaille, et leur rejet des autres va se déchainer avec une violence exponentielle. C’est l’histoire de deux types malheureux qui n’ont pas tiré sur leurs camarades de classe à l’adolescence, et qui se rattrapent du coup à l’âge adulte: un périple vengeur au long duquel ils vont transformer le monde en cauchemar, ou plutôt réveiller le cauchemar qui sommeille en ce monde.
Avec un humour caustique, Romain Gavras réalise un road-movie effréné, où personne n’est épargné par ses personnages enragés : les Arabes, les Juifs, les homosexuels, les rappeurs, les gothiques, les bourgeois, les paysans, les travailleurs, et les jolies filles, tout le monde devient la cible du jeu de massacre. Vincent Cassel trouve un rôle taillé à la mesure de son hypernervosité : son personnage de psy fêlé, quelque part entre le dandy anglais et l’anarchiste hirsute, entre la distinction et la bestialité, est d’ailleurs un écho étonnant de son autre grand rôle de l’année, le professeur Gross dans A Dangerous Method de Cronenberg. Un besoin impérieux de semer la panique dans un univers hypocrite : Gavras ne nous ménage pas, ne nous laisse aucun point d’accroche, fait basculer chaque scène dans le pire excès dès que l’on pourrait commencer à y adhérer. Et pourtant, il nous entraîne dans la jouissance de cette quête dépressive, mais dont s’échappent des envolées lyriques comme le cinéma nous en offre rarement, portées par un sens du rythme et un usage de la musique superbes. Ce serait facile d’accuser le film d’être gratuitement provocateur et violent. Mais c’est justement ce qui est fort : ce choix absolu d’une violence gratuite, à vide, qui renvoie la révolte dos à elle-même, et glisse de la destruction à l’autodestruction, communique pourtant un souffle d’enthousiasme. Cela évoque évidemment la violence des surréalistes, et la proximité est frappante entre le film et ces mots de Breton, dans le Manifeste de 1929 :
« L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon. La légitimation d’un tel acte n’est, à mon sens, nullement incompatible avec la croyance en cette lueur que le surréalisme cherche à déceler au fond de nous. J’ai seulement voulu faire rentrer ici le désespoir humain, en deçà duquel rien ne saurait justifier cette croyance. Il est impossible de donner son assentiment à l’une et non à l’autre. »
Le procédé général du film rappelle également le clip de Gavras pour le groupe Justice, Stress, qui avait créé la polémique en montrant un gang de rue (de jeunes d’origine immigrée) se répandre en actions ultra-violentes dans Paris. Le réalisateur s’était refusé à tout commentaire, et le clip avait pu paraître un appel à la violence tout autant qu’une stigmatisation des banlieues.
Le clip Stress réalisé pour Justice par Gavras:
Notre jour viendra, du fait de sa forme plus développée de film de cinéma, nous permet de mieux saisir la démarche : une frontalité et un goût de l’extrême qui confrontent chaque spectateur personnellement, empêchent toute passivité et tout terrain d’entente, et viennent titiller la part la plus désagréable de chacun de nous, quelle que soit notre position. En déplaçant la violence chez les roux, Gavras barre tout discours social et toute interprétation politique faciles, et nous rappelle qu’il invente avant tout un monde de cinéma, qui porte à un autre niveau la représentation d’une société indifférente et absurde. Il y a quelque chose dans les déambulations de Patrick et Rémy qui tient à la fois de la violence du couple de Hors Satan de Dumont, et du délire survolté de celui du dernier film de Guiraudie, Le roi de l’évasion. Une cavalcade à deux, envers et contre tous, qui est avant tout une histoire d’amour, dans un espace qui passe doucement du réalisme au mythe (les collines dénudées et la plage de la fin). La destruction semble ici le moyen désespéré et vain de se réinventer un monde vivable : « la croyance en cette lueur » dont parle Breton.
Que Romain Gavras soit le fils de Constantin Costa-Gavras n’est pas anodin : à l’époque du père, le cinéma pouvait avoir une cause et un discours politiques clairs. Aujourd’hui, il n’en est plus de même, et le cinéma du fils semble exprimer l’angoisse de générations plus jeunes d’évoluer dans un monde où les frontières politiques sont brouillées, où les idées sont de plus en plus confuses, où il est de plus en plus difficile d’avoir une identité : un monde où le cinéma ne peut plus être « engagé » au sens où il l’était dans les années 1970, et peut-être aussi où le cinéma se sent plus impuissant que jamais. Prêcher les convaincus ne suffit plus, alors il faut trouver autre chose, faire autrement : et si elle se cherche encore, c’est néanmoins indéniablement une nouvelle forme de cinéma engagé, ou plutôt « engageant » (quoiqu’on en pense, le film interdit l’indifférence) que nous propose Romain Gavras. Pour cela, Notre jour viendra, avec toute sa rage, est un film qui respire, et nous fait respirer.
Pour ceux qui ont loupé Notre jour viendra lors du dernier Festival du Nouveau Cinéma, la sortie DVD est donc l’occasion de se rattraper et de se faire sa propre opinion de visu. Le DVD ne comprend rien d’autre que le film : pas de bonus (si ce n’est la bande-annonce), pas de clips musicaux, pas d’entrevues. On voit mal en même temps comment un cinéaste pourrait parler d’un tel film, et ça n’a pas l’air d’être dans les habitudes de Gavras de se justifier.
La bande-annonce de Notre jour viendra
8 mars 2012