Nous, les vivants
Roy Andersson
par Géraldine Pompon
Tel un entomologiste, le cinéaste suédois Roy Andersson tire de son insectarium personnel une galerie de vivants-morts salement amochés par l’existence. Des tableaux insolites, loufoques et drôles, filmés en grand angle, d’un seul point de vue et en plans-séquences, illustrent dans le drame et la farce les rituels obsessionnels et quotidiens de pauvres terrestres. L’esthétique léchée par la poésie du désespoir est un délice pur et inédit. Un fascinant vert moisi domine l’image quasi-picturale et se décline sous un éclairage tamisé qui veloute l’atmosphère d’une sorte de brume intérieure des plus étranges. Sous un soleil inexistant, les paysages urbains et désolés accueillent des humains d’une extrême pâleur, saisis dans une économie de gestes et de paroles. Dans l’instantanéité de leurs petits et grands malheurs, ils se dirigent droit au cimetière sans avoir jamais eu le rouge aux joues.
Anna est pétrie d’amour pour Micke, le chanteur et guitariste du groupe les Black Devils. Un vieil homme se traîne péniblement et tire son chien presque mort sur le dos, entortillé dans sa laisse. Une institutrice pleure devant ses élèves car son mari l’a traitée de nigaude. Un psychiatre usé par les revendications du droit au bonheur de ses patients leurs prescrit des médicaments, les plus forts possible. Une ancienne motarde vêtue comme un tigre de soie rêve de se tirer en bécane et engueule la mère de son fiancé quand celle-ci lui sert de la bière sans alcool: «Exister dans ce putain de monde et demander à quelqu’un de rester sobre, c’est du sadisme». Alors, lorsque la cloche de la dernière consommation sonne dans un bistrot peuplé de solitudes, il y en a toujours un pour crier son désespoir. Une femme à genoux, se cache le visage et implore le Seigneur: «Pardonne leurs».
Ils sont moches. Ils n’ont plus aucun courage. Ils respirent le vide existentiel et la désillusion absolue. Et pourtant, dans cet univers désenchanté, la partition musicale se fait la plus belle. Mozart, le jazz de la Nouvelle-Orléans et les hymnes russes se laissent percer ça et là par les notes électriques de Micke, l’ange gothique. Les hommes enlacent de gigantesques tambours ou trombones. Les femmes se transforment parfois en sirènes pour chanter l’ailleurs : «On m’a parlé d’une ville au-dessus des nuages, au-dessus des brumes d’ici-bas et un jour, oui, un jour j’y serai».
Certains racontent leurs rêves et, comme dans un film de Luis Buñuel, la caméra s’envole du bistrot pour aller voir celui d’Anna. Dans une cuisine encombrée de fleurs, Micke joue de la guitare, le dos contre le frigo. Dans la profondeur de champ, Anna en robe de mariée défait ses cadeaux. À travers la fenêtre, le paysage, aux petites heures, devient mouvant. L’appartement se transforme en train et arrive dans une gare. La fenêtre s’ouvre sur une foule, des félicitations, une fanfare et des chants. Quelques accords de Micke jetés par-dessus bord et la maison-train, ainsi bénie, quitte le quai. Anna, chaussée de ses éternelles bottes violettes, déchire avec son rêve d’amour la peau triste du film et c’est tout simplement magnifique.
Nous, les vivants nous projette dans le cauchemar métaphysique et mélancolique d’une société moribonde à l’impossible salut. Mais par l’humour verdâtre, la liberté et la magie trivialiste de Roy Andersson, le malheur de ses créatures fait le bonheur du spectateur qui ne peut que se réjouir d’être en vie.
14 février 2008