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Critiques

NOUS

Alice Diop

par Alexandre Ruffier

Que veut dire Nous ? Quelques critiques, dans un raccourci sans doute un peu rapide, ont affirmé que ce titre renvoyaità l’identité française. Que le documentaire d’Alice Diop tentait de lever le voile sur un tissu culturel ou social qui rassemblerait ses protagonistes sous une seule bannière, la tricolore. C’est une lecture faussée. Ce film ne parle pas de l’Identité, au singulier, encore moins de l’Identité française, vieux fantasme réactionnaire, repris en cœur par une partie des libéraux autoritaires et par l’extrême droite identitaire. Ce film ne s’appelle pas Nous Français, ou France, comme celui de Bruno Dumont. Son titre ne fait pas référence au RER B pourtant central à sa narration et transversal à Paris. Il est neutre de tout ce qui pourrait l’attacher à une nationalité quelconque. Il évoque ce qui nous lie, ce que nous avons en commun, Nous, cette bouillie informe qu’on appelle parfois le peuple.

Certes, on pourrait contredire ces propos en opposant que l’affiche met en évidence des drapeaux français. Or, si cette image est bien issue du film, il est important de s’attarder sur ce qu’elle nous montre réellement. Dans cette scène, Alice Diop filme des agents de mairie accrochant des drapeaux pour une cérémonie. Le bleu-blanc-rouge, comme l’identité à laquelle il renverrait, serait donc quelque chose, de l’ordre de l’apparat, que l’on enlève ou arbore en fonction des circonstances. C’est un élément essayant de circonscrire quelque chose de plus vaste qui s’appelle les conditions matérielles d’existence. Les protagonistes de Nous ne sont pas lié·e·s par L’Identité française mais parce qu’iels vivent en France. Lorsque de jeunes hommes font un barbecue dans un parc en écoutant, pour la rigolade, peut-être même pour la caméra, du Édith Piaf, c’est moins le signe d’un élan patriotique qu’une allusion ironique à une culture estimée générale. Comme pour les drapeaux, il faut s’intéresser à ce qu’il se passe dans la scène, plus précisément à ce qui est dit : « dédicace à Paname ». Sous-entendu : c’est la culture de Paris, eux en habitent lapériphérie – ce que Bourdieu appelle la culture légitime. Celle venue du centre, de la capitale, que l’on inculque à coup de programme scolaire à une jeunesse censée s’intégrer, censée former la nation. Ainsi, les bourgeois·e·s en fermeture du film n’entonnent pas, dans un souci de solidarité culturelle, Aya Nakamura, avant de chasser le cerf. La culture ne se légitime que dans un sens, du haut vers le bas, comme le RER qui descend d’une périphérie à l’autre, toujours vers le bas.

Au milieu de tout ça, il y a la France ; en tant que point de chute pour les populations laborieuses, comme système comptable et archaïque, comme entité administrative qui nous délivre des papiers, comme criminelle de guerre, commeprétexte au rassemblement populaire un soir de 14 juillet. Mais il n’y a pas dans Nous d’ « idéal France » représenté, le roman national n’y a pas sa place. Qu’est-ce qu’il y a de français dans ses protagonistes ? Le fait qu’iels prennent tou·te·s le même RER, situé en France, géré par une entreprise publique française, la SNCF. Ce Nous, c’est le quotidien, circonscrit par le gouvernement de France. De cette idée naissent des parallèles : la situation d’un·e immigré·e d’hier et d’aujourd’hui, une Bretonne qui a vécu son arrivée à Paris comme une immigration, plus tard mariée à un Italien, lui aussi immigré, qui la sauvera du suicide… Il n’est pas question de nationalisme ici, mais de vies qui nous unissent. C’est là où Nous est un film profondément matérialiste. Alice Diop ne nie pas l’existence de l’identité mais considère que c’est avant tout la réalité sociale qui nous unit : les transports, le dur labeur, le rapport individuel aux origines et à la famille. Lorsqu’elle interroge un écrivain, c’est pour parler de leur amour partagé des zones géographiques oubliées de la littérature ou du cinéma, arts essentiellement bourgeois s’intéressant majoritairement à la bourgeoisie. Alice Diop filme la banlieue parce que personne ne la montre comme elle aimerait : ce qu’elle implique réellement, la pression qu’elle crée sur les corps, les esprits et la façon dont elle détermine les existences.

Femme et homme assis à table devant bibliothèque

À ce titre, les bourgeois·e·s ne sont ni continuité ni ennemi·e·s, iels sont également la France, iels sont Nous. Il n’y a, cela dit, pas un souci d’horizontalisation à l’œuvre chez Alice Diop, mais plutôt une neutralité matérielle, à ne pas confondre avec une neutralité morale. Le même dispositif alimente des propos différents. Les bourgeois·e·s sont blanc·he·s, sont riches, culturellement dominant·e·s et ne peuvent pas s’en cacher. Leurs pratiques, leurs façons d’apparaître à la caméra, de bouger, de parler, trahissent qui iels sont. Dans un geste rappelant La voix de son maître (1978) de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert, la réalisatrice montre que la bourgeoisie ordonne le social par sa présence et ses coutumes, elle est cause et conséquence, structurée et structurante. La critique gagne ainsi en profondeur et perd en manichéisme.

Cette envie de montrer en laissant la place à son interlocuteur·rice passe chez Diop par une éthique documentaire pudique centrée autour du plan fixe et de la recherche de la bonne distance. Cette démarche rigoureuse ne cherche toutefois pas à cacher sa présence, que ce soit par la voix de la réalisatrice, les images de sa famille ou de ses autres films. Prenons pour exemple une scène où, suivant sa sœur infirmière, elle ne filme pas la malade, préférant rester dans le salon pour capter les allers-retours dans le couloir alors que la malade, elle, demande à la voir, cette fameuse réalisatrice, sœur de son infirmière. La rencontre se fera hors cinéma, dans l’intimité, hors du montage. La bonne distance pour cette scène.

Alice Diop est derrière la caméra, c’est son film et elle ne veut pas nous faire croire à la neutralité du regard. Une pratique déjà mise en place dans La mort de Danton (2011), un de ses documentaires précédents. Elle y suivait Steve Tientcheu au début de sa carrière. Elle documentait la difficulté du métier d’acteur et le racisme qu’il subissait au quotidien. En choisissant d’en faire le protagoniste de son film, elle avait développé une responsabilité envers lui. Elle s’est ainsi servie de son documentaire pour le motiver à continuer et le soutenir quand il était tenté de baisser les bras. Le documentaire assumait alors l’impact qu’il avait sur le réel. Cette idée, même si elle se fait plus discrète dans Nous, demeure fondamentale à la démarche de la cinéaste. Donner à voir et « agir les personnes » que l’on filme sont des méthodes qui se trouvent au cœur de la pratique documentaire d’Alice Diop.

Nous prend son temps pour déployer ses protagonistes et ses lieux. Le sujet prime chez Diop, il est directeur de son esthétique. Poétique qui se poursuit à travers le récent Saint Omer (2022), dont la thématique et les enjeux nécessitaient de passer par le romanesque pour être traités avec respect et efficacité. Documentaire et fiction sont chez Diop des outils. Nous n’est pas un film mineur préparant la consécration de Saint Omer et de son prix Louis-Delluc. C’est un film essentiel dans sa filmographie qui témoigne de son statut d’autrice et souligne à quel point Alice Diop est bel et bien une des plus grandes réalisatrices françaises actuelles.

 

Nous est disponible en ligne sur la plateforme MUBI.


24 mars 2023