Nulle trace
Simon Lavoie
par Gérard Grugeau
En ouverture, des rails de chemin de fer qui défilent devant nous et nous aspirent comme dans le premier plan d’Europa de Lars von Trier. Une façon d’installer le spectateur dans un état hypnotique où le son et l’image conjugués invitent au voyage et à une mise en abyme du cinéma avec le lacis des rails qui évoque le défilement de la pellicule. D’emblée, Simon Lavoie file la métaphore. Aucun doute, Nulle trace a l’ambition de se déployer en cinéma. La proposition sera donc radicale, comme nous y a toujours habitués le cinéaste dans son parcours de résistant depuis Une chapelle blanche en 2005. Nulle trace est assurément un film de croyance. Sur la forme comme sur le fond, tout est ici question de foi et de recherche d’absolu, une recherche qui entend s’inscrire dans la foulée des auteurs qui taraudent l’imaginaire de Simon Lavoie, à commencer par Andreï Tarkovski, Béla Tarr et Alexandre Sokourov, pour ne citer que ceux-là.
Schématique, la trame narrative tient à peu de chose. Nous sommes ici dans des contrées d’incertitude où l’indicible participe du grand mystère de l’univers. En pleine période dystopique, une femme prénommée « N » (Monique Gosselin) conduit sa draisine sur la voie ferrée qui longe le fleuve. Cette taiseuse au corps lourd que l’on perçoit d’emblée comme une survivante s’adonne à de la petite contrebande alors que des miliciens armés qui contrôlent la région font régner un climat de terreur. Sa rencontre avec Awa (Nathalie Doummar), une jeune musulmane accompagnée de son bébé, qui doit retrouver son mari et à qui N doit faire passer la Frontière va lier leurs deux destinées. De cette toile de fond post-apocalyptique, Simon Lavoie tire un récit minimaliste aux personnages archétypaux, appelés très vite à jouer leur va-tout pour échapper à ce monde hostile. Sur le chemin, la mort rôde et elle se présentera pour les deux femmes sous un jour des plus cruels. Pour affronter la violence contemporaine, l’une a la foi et l’autre pas. Tout l’enjeu dramatique de Nulle trace se joue dans cet écart, cette tension dans le rapport à l’Autre et au monde que la mise en scène creuse inlassablement en quête d’une lumière salvatrice. Découpé en plusieurs chapitres non identifiés avec des passages au noir corrodés par de riches ambiances sonores électro-acoustiques qui menacent d’engloutir le film tout en le précipitant à grands pas vers son dénouement funeste, Nulle trace relève presque de la tragédie grecque, une tragédie à la fureur sourde que l’on pourrait associer à la puissance aveugle et inexorable du destin.
Tout dans la mise en scène de Simon Lavoie cultive une forme d’abstraction qui vise à cerner l’invisible, à utiliser les moyens du cinéma pour scruter ce qui se dérobe à notre regard, bref à voir au-delà de ce « nulle trace » énigmatique, revendiqué dans le titre du film. Le travail sur la photographie réalisé par une caméra infrarouge trafiquée contribue ainsi à conférer au réel une sorte d’aura hiératique susceptible de révéler par ses textures un au-delà de notre perception habituelle. Dans ce climat sombre, les arbres apparaissent sur la pellicule comme irradiés après une catastrophe, les ciels nocturnes semblent parfois émaner de l’encre des grands paysagistes de Charlevoix (le lieu du tournage) et la peau des personnages se teinte à l’occasion d’un voile laiteux qui pourrait renvoyer à une sorte de lumière intérieure. Quant aux différents formats qui alternent à l’écran (le 2.35 :1 et le 1.33 :1), autre élément majeur de tension dans la mise en scène, ils installent une résonance entre l’intimité des personnages (plans rapprochés) et ce qui les dépasse, les projetant alors dans un infiniment grand des plus angoissants (plans larges de la nature environnante), résonance que le montage renforce en se concentrant sur l’essence du projet cinématographique, à savoir la quête d’une transcendance portée par la puissance graphique des plans. Quête que le film dans son ambition formelle ne parvient pas toujours à mener vers une métaphysique de l’image, faute d’atteindre l’inquiétante étrangeté recherchée, faute d’un lien approfondi entre le profane et le sacré qui viendrait irriguer l’âme tourmentée des personnages.
C’est là qu’il faut sans doute revenir à la narration et à l’écriture du film. Si Nulle trace force l’admiration du fait de la maîtrise de sa mise en scène et de la radicalité de sa proposition esthétique, il déçoit par ailleurs par le schématisme de son argument. Nous sommes bien sûr dans le domaine du récit philosophique archétypal. N est l’émanation du terroir québécois, un thème cher au réalisateur ; elle est l’image austère et rustre de la coureuse des bois mutique et débrouillarde qui renvoie à notre inconscient collectif, mais on peut penser qu’elle est aussi l’incarnation actuelle d’un Québec matérialiste, délesté du poids aliénant de la religion. Face à elle, Awa est pour sa part toute en ferveur religieuse, imperméable à la raison, au point de diaboliser l’Autre en l’associant à la figure du mal. Les deux femmes chercheront bien sûr à dépasser leurs pulsions archaïques pour aller vers un début de rapprochement : N en viendra à envier la foi de Awa alors que cette dernière saura gré à la contrebandière de la concrétude de ses gestes de survie. Ce constat établi, Ii n’en demeure pas moins que le film tend à verser dans une forme de simplification par trop sommaire des contradictions humaines qui bride l’accès à la transcendance. Et ce, même si les deux comédiennes confèrent à leur personnage respectif une véritable présence, terrienne chez N, plus éthérée dans le cas d’Awa.
Nulle intention ici de reprocher à Simon Lavoie de se tenir loin de toute psychologie et de privilégier un dialogue parcimonieux. C’est de sa part faire confiance à la force intrinsèque des images. La rencontre de ces deux femmes qui sont menacées dans leur chair par un État totalitaire et sont censées s’humaniser en se côtoyant appelait toutefois plus de substance, même si le film se garde de tout discours social et se veut avant tout ancrer dans la quête d’altérité et de spiritualité. Que Awa soit musulmane n’a, bien entendu, rien d’anodin dans le contexte d’un Québec polarisé autour de la laïcité et de la question de la place de la religion dans l’espace public (ou autres débats identitaires qui enflamment régulièrement les réseaux sociaux). Un investissement davantage en phase avec l’intériorité des deux personnages, et plus particulièrement avec la figure de l’Autre, « l’étrangère », aurait certainement permis au film de dépasser le manichéisme narratif de sa proposition et repousser les crispations et les dérives d’un temps présent que le cinéaste redoute visiblement. La dernière séquence qui se fige sur le beau visage d’Awa semble sonner comme un rappel : la foi, quelle qu’elle soit, doit être au centre de l’existence. Si, hors de tout doute, cette flamme court intensément au cœur de la démarche artistique de Simon Lavoie, elle peut aussi s’avérer prisonnière d’un surmoi esthétique qui craint de se brûler au contact des humains.
Le film a remporté le Grand prix du jury de la section Breakouts au festival de Slamdance (Utah) en février 2021.
10 mai 2021