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Critiques

Nymph( )maniac, vol. 1 & 2

Lars Von Trier

par Apolline Caron-Ottavi

Nymphomaniac n’est pas le film qu’on attend, soit la fresque sexuelle racoleuse annoncée par la campagne promotionnelle qui l’a précédé. Il s’agit d’un film qui d’ailleurs ne cesse de chercher à nous échapper, et aussi à s’échapper à lui-même. Ainsi en est-il du carton au début de chacune des deux parties qui, en nous annonçant qu’il s’agit d’une version censurée, nous parle, là encore, d’un autre film. S’attaquant à un sujet pour lequel on l’attend au tournant, – la vie entière d’une nymphomane (contée par celle-ci à un vieil ermite l’ayant recueillie après l’avoir trouvée amochée et inconsciente dans la rue) – , Lars Von Trier est ici presque encore plus ambitieux qu’avec Melancholia, du fait qu’il ne cesse dans Nymphomaniac de revenir sur son propre cinéma, et donc sur lui-même et ce qui a pu lui être reproché (la misogynie, la question de l’antisémitisme, la provocation gratuite : tout y fait l’objet d’une allusion, y compris son propre Antichrist, qu’il auto-parodie dans une scène). Nymphomaniac, par sa structure même (Joe raconte, le vieux Seligman commente) est un film en dialogue permanent avec lui-même, mais aussi un film qui se tourne souvent lui-même en dérision. C’est en cela qu’il est passionnant, mais également épuisant et que, quelque part, il se retourne contre lui-même. Un film un peu schizophrène donc. Et de fait, notre perception l’est aussi.

Aux épisodes de la vie passée de Joe se succèdent donc les plages de dialogue avec Seligman, qui, faute d’expérience sexuelle, ne cesse de faire des rapprochements avec ses connaissances encyclopédiques. Cet art de la digression est en soi un mécanisme captivant, mais qui malheureusement s’essouffle par son systématisme, et du fait que Lars Von Trier illustre littéralement ce qui est dit à l’écran : chaque métaphore ou allusion est prise au pied de la lettre, et bien évidemment, Lars Von Trier le fait exprès pour nous prendre à contre-pied. Mais les effets de style successifs finissent néanmoins par nous étouffer sans réellement construire quelque chose. Ironie esthétique sans aucun doute (après tout le pêcheur à la mouche auquel est comparée la nymphomane, c’est aussi lui), mais ce principe de va-et-vient participe d’une tentative de tout tourner à l’anecdote, annulant parfois la force de certaines scènes. Ce qui pourrait être un foyer de conjectures (et n’est-ce pas l’art du cinéma ?) finit parfois par tourner au dialogue de sourd (entre Seligman et Joe, mais aussi entre Lars Von Trier et nous), qui tourne en dérision les propos des personnages ou ceux de la mise en scène, permettant au cinéaste de glisser dans l’autodérision sur la vacuité de certaines digressions.

Il ne faut jamais oublier que c’est bien Joe qui raconte, et par conséquent détient le pouvoir du récit, de la créativité, de la fabulation aussi. Et comme elle le dit elle-même : que je dise la vérité ou non, peu importe, est-ce que mon histoire vous apportera plus en y croyant ou en n’y croyant pas ? C’est en acceptant d’emblée cette part de fabulation du film que l’on en reçoit ce qu’il y a de meilleur. Ainsi, l’étrange passage d’un acteur à un autre (qui ne se ressemblent pas) pour le personnage de l’amoureux, Jérôme, ne semble plus un choix maladroit ou un effet de style de plus, mais bien un écho à l’idée de Joe selon laquelle la multitude des hommes en constitue un seul, sorte d’idéal de masculinité (le seul homme de la vie de Joe, son père, ne fait d’ailleurs pas l’objet d’un vieillissement ou d’un changement d’acteur, alors que nous le voyons sur une période de plus de quinze ans). Idée sur laquelle se conclut brillamment la première partie de Nymphomaniac avec la leçon d’orgue, dans un jeu de mise en scène en split-screen (trois hommes associés aux trois lignes musicales de l’orgue) risqué, mais réussi. Lorsque Lars Von Trier accompagne Joe dans la mise en récit d’une fable aux accents épiques, grossissant les situations comme les images, cela donne les meilleurs moments du film, comme celui du train dans lequel Joe adolescente et son amie concourent à qui séduira le plus grand nombre d’hommes, ou encore l’épisode théâtral où Mrs H., abandonnée par son mari, vient montrer le « lieu du crime » (l’appartement de Joe) à ses enfants, scène à la fois volontairement comique et pourtant emplie de cruauté. Pourtant, déjà là, la fable retombe à plat, suite aux conclusions qu’en tirent les personnages (« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » nous dit Joe à la fin de l’histoire de Mrs H.), ou à la manie du cinéaste de rappeler l’action à des petites choses de façon à la tourner à la farce (le sac de chocolats qui motive Joe à gagner la compétition, et sur lequel il insiste).

Et on a beau vouloir suivre l’indication de l’avertissement en début de film, et ne parler du film que comme un ensemble et non comme deux parties distinctes, on ne peut s’empêcher de le voir gagner en lourdeur et en ennui dans la seconde partie. Le changement principal est celui de l’actrice. Après une ellipse de trois ans, Charlotte Gainsbourg remplace la jeune Stacy Martin. Or cette dernière donnait une étrangeté aux premiers chapitres. À la fois magnifique et cadavérique, jolie mais un peu repoussante, trop juvénile et parfaitement inexpressive, elle donne au rôle une ambiguïté qui disparaît avec le jeu névrotique de Gainsbourg, aussi bonne soit-elle. Mais surtout Lars Von Trier s’éloigne de son sujet, avec des intrigues dans la vie de Joe (l’une familiale, l’autre professionnelle) qui s’enlisent, attachées chacune à des histoires d’amour désincarnées qui entraînent le film là où n’est pas son intérêt. Quant aux différentes explorations de la sexualité, elles deviennent de plus en plus des saynètes, se cantonnant au cliché de leur représentation, et ce qui devrait bousculer laisse indifférent. Étrangement, plus le film avance dans les épisodes charnels, plus il tourne autour de la question de la parole. D’ailleurs même l’épisode où Joe retrouve deux ouvriers noirs à l’hôtel aboutit (lourdement) à un dialogue dans une langue inconnue, derrière deux pénis en gros plan.

Le dialogue final confirme d’ailleurs cette obsession de la parole, à travers le discours didactique de Seligman sur la question du genre. Cette façon de dicter une lecture possible du film non seulement sème le doute (peut-on croire ce personnage de vieux satyre ?) mais surtout participe de l’annulation d’un esprit libérateur ou subversif, dès lors que tout est énoncé. Lars Von Trier avait là un personnage qui correspondait à sa soif de provocation. Dans les faits, rien de cela ; sachant que la sexualité à l’écran n’est plus nécessairement le lieu d’une provocation, il nous provoque en se livrant à une débauche d’effets de style loin du goût du jour, ce qui est malin. Mais en revenant ainsi sans cesse sur ce qu’il met en scène, en restant sans cesse entre deux tons, il évite et délaisse son personnage, sans jamais nous permettre d’entrer réellement dans son addiction. Il repousse l’angle de la moralité, tout en ne cessant d’y revenir, et en ne laissant comme possibilité finale à Joe que celle de renoncer à ce qu’elle est. C’est là la différence avec Spring Breakers, par exemple, où les personnages entraînent le film, laissant sur leur passage discours, clichés, récit ou morale sombrer dans l’oubli. Si le foisonnement de Nymphomaniac peut donner matière à se délecter et si la maestria est indéniable, Lars Von Trier, à force de nous le soutirer par jeu d’esprit, semble malgré tout être passé à côté de son film.

 

La bande-annonce de Nymphomaniac vol. 1

 

La bande-annonce de Nymphomaniac vol. 2


20 mars 2014