Critiques

Okja

Bong Joon-ho

par Ariel Esteban Cayer

Il ne serait pas injuste de reprocher aux fables de Bong Joon-ho d’esquisser des métaphores un peu évidentes. The Host (2006) s’empare du film de monstres géants pour aborder la pollution dans la rivière Han, ainsi que la présence militaire américaine en Corée et la gestion douteuse d’épidémies comme le SRAS en Asie. De même, Snowpiercer (2013) présente une vision de l’avenir plutôt schématique, où la hiérarchie « naturelle » d’une société totalitaire est associée à l’élan propulsif d’une locomotive futuriste. Les wagons y segmentent la population, et le récit prend la forme d’une insurrection à l’horizontale, menant au renversement spectaculaire des élites, la « première classe », en tête du train.

Les nombreux plaisirs que procure le cinéma de Bong se situent moins dans la finesse de ses prémisses que dans leur exécution limpide, dynamique et toujours cathartique. Dans le futur rapproché d’Okja (2017), la planète est aux portes de la famine. Une multinationale américaine, menée par l’excentrique Lucy Mirando (Tilda Swinton), annonce détenir une solution à la crise humanitaire : la découverte d’une espèce de cochon gigantesque, dont un seul spécimen pourrait nourrir des centaines d’individus.

Reste à prouver la viabilité de cette industrie et le modèle d’affaires proposé par Mirando est particulièrement inusité. La multinationale confie ses bêtes à des fermiers répartis à travers le monde. Ceux-ci élèvent le bétail expérimental selon les règles du savoir-faire local avant de le rendre dans le but de faire participer les bêtes à un concours d’élevage. Pour la jeune Mija (Ahn Seo-hyun), fille d’un fermier coréen, le super-cochon Okja devient évidemment bien plus qu’un simple animal et le kidnapping de ce compagnon de longue date marque le début d’une aventure digne d’E.T. (1982) de Steven Spielberg.

Si le personnage interprété par Swinton dans Snowpiercer renvoyait explicitement à Margaret Thatcher, le monologue d’ouverture de sa Lucy Mirando est d’autant plus frappant qu’il évoque et satirise un modèle d’affaires on-ne-peut-plus-familier : celui d’une corporation globalisée comme Netflix, qui se spécialise désormais dans la coproduction internationale de films originaux, dont Okja est, inutile de le rappeler, le plus récent spécimen. Le cinéma de Bong demeure fasciné par les figures résilientes, à la merci d’un système qui les dépasse largement, et le cinéaste semble s’identifier de très près à Mija et sa quête. Après tout, il est lui-même « l’éleveur » spécialisé – le cinéaste global nouveau genre – dont les spécificités culturelles (à commencer par une direction d’acteurs et une souplesse de tons qu’on ne retrouve que dans le cinéma coréen) font la force comme l’originalité de ses œuvres. « Tu devrais apprendre l’anglais », dit-on à Mija, « ça t’ouvrirait des portes ». Le film de Bong est bilingue et fièrement élevé aux verts paturages de la campagne coréenne. Mais il doit néanmoins être sauvé des griffes d’une Mirando, qui n’y voit qu’un produit.

La métaphore est donc double, complexe, étrange, potentiellement confuse, mais saisissante. Au-delà du discours sur l’industrie agroalimentaire (ce serait beaucoup trop simple d’en rester là), Okja offre une réflexion étonnante sur l’idée du Grand Film à l’ère du tout-corporatif. Voici une œuvre sur la notion d’Œuvre ; sur une bête d’exception – une créature hybride, entre l’art et le commerce – que les Mija de ce monde défendront envers et contre tout. Autrement dit, le cinéaste veut ici le beurre et l’argent du beurre, et il ne s’en cache pas. Tel un Verhoeven au sommet de son art (Showgirls, Starship Troopers), Bong propose un film-somme spectaculaire qui fonctionne comme une allégorie de son propre mode de production ; un film qui confirme, avec une assurance déconcertante décomplexée, aux limites de la vantardise, la pertinence d’une approche intelligible, virtuose, du divertissement grand public.

En résulte un film moins radical. Cependant, d’une séquence à une autre, le cinéaste semble s’amuser plus que jamais ; il nous démontre les avantages du contexte industriel dans lequel il se trouve, tout en traduisant en images ses dangers et la menace de perte de contrôle qui en découle nécessairement. Dans Snowpiercer, le système en entier devait sauter, dérailler pour mieux recommencer à zéro. En attendant l’inévitable, Bong établit ici sa valeur – son poids en or – et (dé)joue les règles du jeu. Un pacte avec le diable, un geste égoïste, dirons certains, qui pointe néanmoins vers une lueur d’espoir. Car tant qu’il y aura des bêtes majestueuses comme Okja, de grandes œuvres comme Okja et de grands artistes comme Bong, prêts à défendre leur art avec autant de ferveur… il y aura d’autres petits cochons… Et ainsi, peut-être, y aura-t-il encore de l’espoir au royaume de la saucisse, que dis-je, du cinéma.


29 juin 2017