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Critiques

OKURIMONO

Laurence Lévesque

par Laurence Olivier

Le drame de certains événements historiques est indépassable, irréductible. Le bombardement atomique de Nagasaki du 9 août 1945 fait partie des sujets qu’on dirait impossibles à aborder de surplomb, tant à cause des tabous l’entourant qu’à cause de ses répercussions humaines et sociales virtuellement infinies et inextricablement nouées. Pour son premier long métrage documentaire, Laurence Lévesque trouve l’un des fils de cette bobine sensible et fragile, et le tire délicatement : celui de la recherche des souvenirs d’une mère qui, de son vivant, à l’instar de plusieurs de ses compatriotes, a gardé secret son traumatisme. Plus qu’un film sur la bombe, Okurimono aborde le legs et la mémoire de façon habile, bien qu’il se fasse par moments plus conventionnel qu’il n’a besoin de l’être.

Le geste à la fois simple et lourd qui consiste à vider et à vendre une maison familiale, en lui-même propre au surgissement des souvenirs, est l’image dont se sert Laurence Lévesque afin de représenter matériellement la quête de Noriko Oi, sa belle-mère. Habitant depuis des années au Canada, Noriko se rend à Nagasaki sur les traces de sa mère Mitsuko Tagawa, décédée il y a 30 ans. La découverte par Noriko d’une collection de lettres adressées à sa mère par des proches au cours des semaines et des années suivant son exposition aux radiations atomiques révèle une souffrance qui n’a jamais été abordée du vivant de Mitsuko. Sans que les lettres offrent directement les réponses aux questions que Noriko regrette ne pas avoir posées à sa mère, elles donnent accès, par l’intermédiaire de la voix des autres, tout un pan caché de la vie de Mitsuko, qui, comme la majorité des hibakusha, a porté le souvenir de son exposition aux radiations comme un lourd secret. Ce silence est corroboré par le témoignage d’autres survivants, qui se remémorent à la fois le choc effroyable du moment, le gouffre de l’inconnu quant aux effets à long terme des radiations, et le tiraillement entre sentiments de honte et responsabilité de divulguer cette information à d’autres, notamment à leurs enfants.

Femme japonaise assise à l'extérieur d'un bateau

Et le tissu des souvenirs est ténu : les événements ayant eu lieu il y a 80 ans, les survivants étaient alors très jeunes, ou alors ceux qui étaient adultes sont aujourd’hui centenaires, et de plus en plus rares. Une séquence révélatrice nous apprend que seulement un vingtième des victimes de la bombe sont recensées au Mémorial national de la paix pour les victimes de la bombe atomique de Nagasaki, puisque plusieurs familles préfèrent ne pas y figurer, ou ne s’entendent pas à ce sujet. Un responsable du Musée de la bombe atomique de Nagasaki rapporte que ses propres grands-parents refusent d’être comptés parmi les survivants de la tragédie, de peur que cette tache de leur passé ait des répercussions sociales négatives sur leurs descendants, hibakusha de deuxième génération. C’est avec tout ce tabou que Laurence Lévesque doit composer. Mais Noriko, suivant le fil des lettres, a la chance de rencontrer des personnes qui l’accueillent dans sa quête et acceptent de parler de leur propre expérience de la bombe.

Mitsuko n’est jamais présente à l’écran, ni par les lettres elles-mêmes, puisque ce sont celles qui lui sont adressées qu’on lit, ni par des archives visuelles, puisque le film fait le choix de ne pas en incorporer, se concentrant ainsi sur le présent de Nagasaki. Ces décisions font en sorte que l’on découvre une histoire orale de traumatisme intergénérationnel en suivant le rythme des découvertes de Noriko. Sa recherche à tâtons instaure dans le film une délicatesse souvent propice à son sujet, et introduit des respirations bienvenues entre des séquences où des souvenirs traumatiques sont révélés. Mais ce type de montage ne sert pas toujours aussi bien le film, installant par exemple dès son ouverture une langueur qui n’a pas encore lieu d’être, et usant d’images de transition qui paraissent anodines, voire génériques, en regard des histoires personnelles qui sont dévoilées. De même, l’excellente musique originale composée par Wilhelm Brandl a parfois le malheur d’appuyer là où ce n’est pas nécessaire, et rend doucereux des moments qui auraient été plus forts dans leur nudité. Une séquence résume ce mouvement entre matériel fort et traitement convenu : de jolis chars allégoriques défilent dans la rue, avant d’être soudainement déchiquetés par des pelles hydrauliques dès le plan suivant. Alors que ce choix de montage parvenait à transmettre l’incongruité et l’inconfort d’une telle scène, la cinéaste ne peut s’empêcher de nous montrer quand même le visage ému de Noriko, comme pour s’assurer que l’émotion adéquate soit transmise.

On peut toutefois pardonner cette hésitation du film entre douceur et crudité lorsqu’on imagine la délicate opération qu’est la quête de Noriko, et celle de Lévesque à sa suite, d’autant plus que le tout se fait dans le contexte social japonais, où la discrétion et la réserve sont de rigueur – et ce, même lorsqu’il n’est pas question d’un sujet aussi tabou que les bombardements atomiques. Œuvre personnelle et intime, Okurimono nous permet d’entrer par le sensible dans un pan sombre de l’histoire humaine. Dépassant la noirceur des témoignages, le film suggère que, même par-delà la mort et son silence, les tabous peuvent être surmontés : le paquet de lettres, « cadeau » qui n’en est pas un, pour Noriko devient un héritage qui lui permet de rencontrer sa mère, de délier des nœuds.


17 janvier 2025