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Critiques

On the Road

Walter Salles

par Céline Gobert

Au départ, il n’y a que des pas. Une route. Une ligne droite.

Normal après tout: On the Road de Jack Kerouac est LE roman que l’on glisse dans son backpack, la bible des voyageurs en somme, le livre-symbole de toute la Beat Generation, cette armada de jeunes anticonformistes à l’origine des mouvements hippies, rock, de la libération sexuelle.

Des pas, mais une phrase aussi, chantée, répétée, un leitmotiv tout aussi entêtant que mélancolique: « Jamais je ne serai chez moi, jamais je ne serai chez moi », chantonne une voix d’homme. D’emblée, le cadre est posé: une liberté chérie, un impossible bonheur. Pour le réalisateur brésilien Walter Salles, le challenge était de taille. Pour adapter l’inadaptable, et raconter les destins croisés de Sal Paradise, jeune écrivain new-yorkais, de Dean Moriarty, ex-taulard charismatique, et de la séductrice et séduisante Marylou,  il en fallait du cran, du sens visuel, et une certaine expertise côté road movie. C’est là qu’il entre en scène, lui, le papa de Carnets de voyage, cet habitué des grands espaces et des soifs de liberté.

Les premiers soubresauts politico-sociaux de l’époque ? Les secousses du triangle amoureux ? Salles parvient à les capter au vol à merveille, à les conjuguer comme le faisait déjà Kerouac : il y a le beat, le jazz, l’amour pour la littérature d’un côté, la rébellion contre le système établi, le refus du capitalisme de l’autre. La souffrance et la fureur de vivre, dans une même parenthèse, avec en toile de fond une Amérique d’après-guerre, conservatrice, fermée. Le cinéaste l’a bien compris: pour parler de voyage, et afin de faire partie du voyage, il faut aussi accepter de se perdre. C’est ce qu’il fait via le regard singulier qu’il pose sur ces poètes délurés, drogués, figures dégénérées d’une génération en colère, désenchantée, qui cherchait sur les routes à masquer son malaise. Il filme leurs errances sur le vif, caméra à l’épaule…mais évite aussi les tics trop auteuristes, les effets de style trop voyants. Ce choix assumé – d’offrir un point de vue plus académique que trash -, ne dessert jamais la folie latente ou l’atmosphère électrique et électrisante du film, et du voyage. Au contraire. Il s’agit là d’un moyen pour Salles d’allier les paradoxes, visuels donc, mais aussi thématiques.

Dans le bouquin culte de Kerouac, le réalisateur puise alors matière à livrer sa propre interprétation des choses…puisqu’il ne peut singer le texte. Car adapter, c’est aussi proposer. Et, sa proposition se joue des paradoxes avec habileté : on y retrouve la fougue et les prémisses de la libération sexuelle, mais pour autant les scènes d’alcool, de drogues et de sexe demeurent relativement chastes. On y est secoués par l’énergie du voyage, mais aussi doucement saisis par un cocktail parfait de sobriété et de mélancolie, annonciateur des failles du mouvement. Par ailleurs, et à l’inverse de Kerouac, Salles préfère faire évoluer ses personnages majoritairement en intérieurs, comme si déjà il esquissait les barreaux de leurs multiples cages.

La route, personnage à part entière du récit et de l’adaptation, traîne dans son sillage un épicurisme érigé en revendication, en style de vie, en alternative parfaite à l’ennui. Faire des gamins, construire une maison, se marier, travailler: des notions que ces têtes brûlées rejettent en bloc, préférant le chaos à la routine, le tourbillon sensoriel au rythme morne des jours qui passent, le tumulte au prévisible. De cette liberté privilégiée à tout prix, le film – filmé dans les décors naturels du Canada, du Mexique ou de l’Argentine – tire un petit quelque chose d’hybride, comme le rythme jazzy le suggère, croisant les sons et les mots; parfois fou, parfois très sage, le tout lové dans un découpage sec mais harmonieux.

Au final, On the Road a des allures d’hommage au style be-bop de Kerouac, à sa spontanéité textuelle, créative; un feu d’artifice littéraire que Salles balance et suggère plutôt bien à l’écran à travers l’image d’un créateur-musicien : des doigts furieux qui tapent à la machine comme l’on tape sur les touches d’un piano, des mots comme des notes de musique, des mégots et des vies qui se consument, des corps qui se mélangent, qui s’aiment, qui se perdent comme des accords harmoniques. Une belle étreinte entre forme et fond, qui se confondent et s’unissent pour mieux dépeindre l’essence de la pensée transgressive de cette génération d’auteurs et de poètes, libre et libérée de toutes contraintes, qu’elles soient sociales, familiales, formelles.

    Ces éclairs d’audace, on les retrouve en outre du côté d’un casting alléchant: ainsi Kristen Stewart interprète-t-elle la volage Marylou, Garrett Hedlund le fascinant Dean Moriarty, et Sam Riley le torturé Sal Paradise. Des acteurs proprets (Stewart loin de Twilight, Hedlund loin de Tron), là où on ne les attend pas. Aussi, parmi eux, des invités de marque: Viggo Mortensen, Amy Adams, Steve Buscemi, ou encore Kirsten Dunst. Tous brûlant au cœur des années 50, au milieu de décors vintage, de champs de coton, dansant sur des morceaux de jazz composés par Gustavo Santaolalla, vibrant à l’arrière d’une Hudson, enveloppés d’une liberté, qui a ses conséquences, qui a un prix. Car une fois passée l’urgence de vivre, le temps de se brûler, de se consumer, de boire la vie jusqu’à plus soif, il ne reste plus rien. L’amitié, l’amour, le sexe, explorés avec tous, dans tous les sens, combinant et recombinant les corps et les esprits, semblent alors imploser violemment dans l’air; des bulles de savon fragiles qui, fatalement, éclatent. D’un côté, Salles présente la liberté des voyages comme la seule échappatoire possible au conformisme, de l’autre comme un leurre immuable. Un contraste qui tiraille le trio rebelle tout du long. Qu’il y a-t-il au bout de la route ?, questionne le film. Rien. Comme dit le proverbe: « Pierre qui roule n’amasse pas mousse ».

    De la même manière, il expose l’exploration littéraire à la fois comme une malédiction et une bénédiction. L’auteur est ainsi douloureusement rongé et consumé par son art, mais trouve simultanément dans l’écriture une justification même à ses errances. « J’écris donc je suis ». « Je crée donc j’existe ». Mais seul, face à sa feuille. On the Road, ainsi, n’édulcore pas l’âpreté du roman de Kerouac, ni ses troublantes et cruelles vérités. S’ils trouvent leur liberté dans l’infidélité, les joyeux lurons demeurent condamnés à la solitude. S’ils trouvent leur liberté dans la drogue et la fête, ils demeurent scotchés à l’illusoire, hors du réel. Là se trouve le paradoxe de toute la Beat Generation. Paradoxe que Salles affiche à l’écran sans complexe.

    Au bout de 2h20, le voyage, qui comme tout voyage possède ses limites, s’arrête alors là, sur ce constat amer: on peut vivre libres, certes, et libérés de toutes contraintes, mais il y a un prix à payer: se retrouver, paradoxalement et inévitablement, enchaînés à cette même liberté. Prisonniers, à jamais, de ses propres fantasmes.
La bande-annonce d’On the Road


17 janvier 2013