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Critiques

Oncle Bernard, l’Anti-Leçon d’Economie

Richard Brouillette

par Pierre Charpilloz

Presqu’un plan unique. Pendant 1h19, face caméra, Bernard Maris, journaliste et économiste, « Oncle Bernard » à Charlie Hebdo, répond aux questions de Richard Brouillette, en évoquant ses principales théories économiques. L’entrevue ressemble plus à l’échange entre un maître et son apprenti, un professeur et son élève. Elle a été tournée initialement en 2000, pour le film L’encerclement – La démocratie dans les rets du néolibéralisme, côtoyant le discours d’autres éminents philosophes et économistes dit « de gauche », comme Omar Aktouf ou Noam Chomsky. Présentés ici presque bruts, les rushes intégraux de l’entretien, dans lesquels Bernard Maris expose sa vision de l’économie et du libéralisme, sont aujourd’hui toujours d’actualité – au regard notamment de la situation en Grèce ou au Portugal. Mais, tournés à la rédaction de Charlie Hebdo, dans les lieux mêmes où Bernard Maris, ses collègues et amis, ont été assassinés par des fanatiques préférant la pensée unique aux idées exceptionnelles, c’est aussi l’émotion qui domine ce film.

Il y en a eu, des hommages, des témoignages, des films comme autant de fleurs et de couronnes. Mais l’exercice est souvent difficile, et parfois maladroit. Combien de violons suffisent à saluer la mémoire d’un défunt ? Où est la distance entre le respect et la complaisance ? Ici, ni violons, ni souvenirs douloureusement ravivés. Oncle Bernard, l’Anti-Leçon d’Economie n’est pas un film d’enterrement. Ce n’est pas un film sur le passé, mais sur le présent et l’avenir. Richard Brouillette a eu l’idée lumineuse de filmer l’entrevue sur pellicule, afin de préserver et de sauvegarder cette pensée, soucieux comme un disciple grec de la pérennité des idées de son Maître. Cette méthode archaïque, surprenante pour un documentaire sur l’économie, donne du rythme au film. L’entrevue dure sept bobines 16 mm de 122 mètres, soit sept fois 11 minutes et sept secondes. Chaque changement de bobine marque une pause dans le discours théorique, fascinant mais parfois complexe, et laisse apparaître l’homme derrière les mots, lors de bribes quotidiennes, tout à fait anecdotiques, avec l’équipe de Charlie Hebdo – Cabu qui apparaît brièvement à l’image, Charb et Tignous qu’on entend au loin – mais qui prennent aujourd’hui, bien sûr, une résonnance particulière.

D’emblée, le cadre, et surtout le hors-champ sont bouleversants. Inutile de nous montrer ni les couloirs de la rédaction, ni les dessinateurs au travail. Simplement le fait de savoir que cet entretien a lieu à Charlie Hebdo, d’entendre au loin les rires et les blagues, d’écouter l’érudition de Bernard Maris se mélanger à une atmosphère gentiment déjantée, plus proche de la déconnade que de l’habituel sérieux journalistique, suscite évidemment l’émotion. Celle-ci, ni artificielle, ni appuyée, nous fait regretter de ne pas avoir pu être là, pour partager ces rires et entendre Oncle Bernard mettre à mal l’économie néo-libérale avec tant de fougue et de passion, comme seul lui savait le faire. Et surtout, de ne pas avoir pu connaître Bernard Maris, économiste « anti-économie », un des rares à parler d’économie avec humour et sérieux, lui qui avait à cœur de se débarrasser de la langue et de la science des économistes « officiels », qu’il s’amuse à comparer à une secte, ou aux jésuites du XVIIème siècle. Formidable vulgarisateur, Oncle Bernard rend l’économie compréhensible, passionnante et révoltante. Car Bernard Maris, c’était une pensée humaniste, indissociable de l’être humain qui l’incarnait. Disparu à cause de quelques barbares qui n’ont pas eu la chance de l’écouter. Le film de Richard Brouillette est une formidable opportunité de l’entendre et de le voir, une première fois ou à nouveau. Certes, Maris était un homme de médias, et Internet regorge d’extraits d’émissions et d’entretiens. Mais Oncle Bernard, l’anti-leçon d’économie, avec son grain 16mm noir-et-blanc, ses choix de mise en scène radicaux faisant apparaître le dispositif, est aussi un film de cinéma, nous permettant de rencontrer le personnage derrière le discours, laissant entrevoir, dans des moments de doutes et d’hésitation, loin des « gourous de l’économie », l’être humain, avant tout.
 

Un extrait d’Oncle Bernard : l’anti-leçon d’économie


7 janvier 2016