Je m'abonne
Critiques

ONLY THE RIVER FLOWS

Wei Shujun

par Céline Gobert

Un petit village de 50 âmes dans la province du Jiangdong, 1995. La pluie. Beaucoup de pluie. La Sonate au clair de lune de Beethoven. Le meurtre brutal d’une vieille dame près d’une rivière. Un « fou » qui rôde. Un détective qui multiplie les fausses pistes. Rapidement, un décor crépusculaire est planté.

Il faut entrer dans Only the River Flows, tiré d’une nouvelle de Yu Hua, comme l’on entrerait dans un labyrinthe ou un rêve, plongé dans un épais brouillard : avec la certitude de s’y perdre, peut-être même porté par l’envie secrète de ne plus pouvoir en sortir. C’est ainsi que le détective et futur papa Ma Zhe (Yilong Zhu) amorce l’enquête qui lui est confiée ; enquête qu’il croit a priori facile à élucider, mais qui finira par l’entraîner dans l’œil diabolique d’un abîme sans soleil, aux frontières du réel, égaré dans un monde – ou dans un poème – en phase d’effondrement, peut-être même déjà mort.

 « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux. » En posant cette citation d’Albert Camus en exergue, Wei Shujun nous renvoie d’emblée à la thématique de l’absurdité de l’existence humaine chère à l’écrivain, et que le jeune cinéaste va ici explorer en déconstruisant le genre du polar. Ma Zhe a d’ailleurs bien des allures de héros camusien solitaire, en quête d’un sens qui sans cesse lui échappe, peu à peu saisi d’un sentiment d’étrangeté, comme déconnecté des autres et du réel. Celles et ceux qui s’attendent à une enquête ordinaire, avec des indices qui s’accumulent et une résolution à la clé seront donc irrémédiablement déçus : voilà la première et grande fausse piste du film.  Only the River Flows est une œuvre d’irrésolution et d’impasses, comme l’est la vie.

Couple enlacé dans un appartement

Le mouvement interne du récit obéit davantage à une logique lynchéenne, de l’ordre du rêve hypnotique gorgé de désillusions, que fincherienne, où l’obsession de trouver un coupable apparaît comme un moyen de contrôle du chaos existentiel. Comme chez Lynch, l’intrigue linéaire commence par se brouiller légèrement, avant d’effectuer une plongée énigmatique dans un sommeil tourmenté et de s’évaporer complètement. Certitudes, sens des réalités et logique : tout se retrouve à mi-chemin aspiré dans un vortex bizarre en forme de songe malsain et déliquescent ; et le monde tel que le connaît Ma Zhe tombe en ruines : son bébé a des risques de développer une maladie rare, un suspect se suicide, un autre fait de faux aveux, un autre semble mort puis ressuscité. Et si l’on exhume des mystères, il s’agit plutôt de secrets inavouables que de vérités sur le coupable ou le sens de la vie. La séquence d’ouverture qui suit un jeune garçon déguisé en policier ouvrant chaque porte d’un immeuble éventré avant de terminer dangereusement sa visite sur celle donnant sur un chantier de gravats annonçait déjà la chute à venir dans le précipice. Une autre scène, tout aussi frappante, montre le détective faisant défiler les diapositives des indices de l’enquête sur un projecteur, dans l’ancien cinéma où ont été relocalisés les bureaux de la police criminelle. La réalité y est comme observée à distance, elle défile comme une fiction, irréelle. Dans les deux scènes, toujours, le vertige prédomine.

De façon générale, la manière dont le réalisateur peaufine ses cadrages et alterne plans extérieurs et plans intérieurs, semblant saisir l’espace autour des personnages dans sa globalité, renforce souvent cette impression que l’existence n’est qu’une scène, l’espace un simple décor de cinéma. Non seulement le film est traversé par les motifs du factice (les policiers s’activent sur une scène, le cauchemar de Ma Zhe est projeté sur grand écran) et de la dissimulation (des mots d’amour cachés sur la face B d’une cassette audio, une perruque, des pistolets en plastique), mais son parti pris de déconstruire le polar – en en bousculant à la fois ses conventions et sa structure narratives – ajoute une couche d’artificialité à l’ensemble. L’omniprésence d’éléments caractéristiques du film noir et le recours à une stylisation poussée – de la reconstitution des années 1990 à la texture du 16 mm – accentuent ce sentiment que tout n’est qu’ornements et accessoires, piège géant tendu par le destin évoqué par Camus.

Une autre idée, plus pessimiste encore, s’ajoute à cette ambiance opaque de fin d’un monde : face au non-sens de l’existence, et à l’angoisse que cela génère, même l’art semble ne plus rien pouvoir faire pour nous. Comme l’écrit l’un des personnages dans sa lettre de suicide : « La poésie ne peut être notre sanctuaire. Une fois les yeux ouverts, la réalité nous fait face à nouveau. » Ailleurs, les pellicules prendront feu et brûleront en rêve, tandis qu’on affirme que « plus personne ne va au cinéma ». Arraché à toute forme de sens, sombrant dans le désespoir voire dans une certaine esthétique de l’effondrement, le film lui-même implose en plein vol. Sous le vernis d’un polar à tiroirs se dresse le portrait d’un homme sous pression – venant de ses supérieurs ou de sa paternité prochaine –, et qui s’enlise dans des sables mouvants existentiels, impuissant, incapable de faire face à une réalité sur laquelle il n’a plus aucune prise. Si le dernier acte réarrange le tableau – puisqu’on retrouve miraculeusement espoir, bonheur, médaille du mérite – et tout est bien qui finit bien, il tremble sous le poids d’une ambiguïté et force surréalistes, qui plantent le doute chez le spectateur. Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui n’est plus en réalité que les images de la vie fantasmée d’un désespéré ? Comme le dit la femme de Ma Zhe, qui aura inexplicablement retrouvé toutes les pièces de son puzzle : « J’ai fait un étrange rêve. »


15 août 2024