Je m'abonne
Critiques

OPPENHEIMER

Christopher Nolan

par Elijah Baron

Quel sujet peut-il encore rester à un cinéaste qui, à force de surenchère, finit par avoir déjà porté à l’écran le récit de « l’événement qui a changé la face du monde » (Dunkirk, 2017) et celui de « l’homme le plus important qui ait jamais vécu » (Oppenheimer) ? Mais, surtout, que nous réserve le monde dans lequel pourrait apparaître sa prochaine réalisation ? Tout en restant fidèle à sa formule personnelle de « blockbusters d’auteur », Christopher Nolan a progressivement développé au fil de son évolution une hantise du devenir – du devenir de l’humanité comme celui du cinéma traditionnel (chez lui, les deux sont implicitement liés) –, et ses œuvres récentes ont pris l’affiche dans des circonstances qui n’ont fait qu’illustrer ses préoccupations, élevant ses films-événements au rang de films-plébiscites : Tenet (2020) était la première production majeure à sortir dans un contexte de paralysie pandémique, et Oppenheimer se dévoile à nous alors que perdurent la crise hollywoodienne et la guerre européenne les plus périlleuses du 21e siècle, si ce n’est de tous les temps – l’horloge de l’apocalypse n’a jamais été aussi proche de minuit qu’en 2023.

La fin est proche, et c’est précisément pour cela qu’on n’aurait pu imaginer meilleur choix que Barbie – programmé le même jour par la Warner, peut-être dans le but de punir Nolan d’avoir tourné le dos au studio – pour rivaliser avec la biographie du « père de la bombe atomique ». De quoi donner à Noah Baumbach, co-scénariste du film de Greta Gerwig, une autre occasion, suivant White Noise (2022), de faire apparaître le consumérisme en tant que distraction ultime face à l’inévitabilité de notre anéantissement. Or, Nolan ne nous le laissera pas oublier : la mort a eu dans l’histoire humaine peu de porte-parole plus efficaces que J. Robert Oppenheimer, et Cillian Murphy, les joues creuses et le regard térébrant dans un rôle qui pourrait définir sa carrière, interprète le physicien américain comme un homme que nous savons dévoré, derrière son calme affecté, par les énergies qu’il sera appelé à relâcher sur le monde. Aucun discours intérieur ne viendra éclaircir, en dépit d’un scénario apparemment écrit à la première personne, les motivations profondes de cet être ambigu dont les pulsions prendront diverses formes – parfois politiques, charnelles – au sein d’un portrait en perpétuelle course contre la montre. En émerge avant tout l’idée d’un cadeau empoisonné, qu’il s’agisse de la pomme injectée avec du cyanure que dépose Oppenheimer sur le bureau d’un professeur méprisant en 1926, ou l’arme fatale qu’il laisse derrière lui en 1954 au moment de quitter à jamais la sphère publique, écarté sous prétexte d’une fausse accusation de trahison en faveur de l’URSS.

Plusieurs phases de la vie du scientifique – la mise en place du projet Manhattan, le premier essai atomique, la confusion de l’après-guerre et les conflits teintés de maccarthysme – sont ainsi retracées sur un mode spectaculaire, de façon à le réhabiliter aux yeux des Américains tout en condamnant sa création aux yeux de l’humanité. Le montage bouillonnant, construit en va-et-vient continu entre l’avant et l’après des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki – imaginés plutôt que vus par le protagoniste –, présente l’avènement de l’ère nucléaire comme une succession de moments d’histoire privée et publique où s’agitent et s’entrechoquent, entrant en réaction chimique, des vedettes d’hier (Tom Conti, Matthew Modine) et d’aujourd’hui (Matt Damon, Casey Affleck) dans le rôle de personnalités passées à la légende. De Harry Truman à Isidor Rabi, de Kenneth Branagh à Benny Safdie, l’action regorge du type d’apparitions dont David Bowie en Nikola Tesla (The Prestige, 2006) semble avoir été un annonciateur ; traçant un parallèle entre la science et l’illusionnisme, ce film avait d’ailleurs mis en évidence le fait que tout récit de Nolan traite autant de son sujet que de son procédé même. Si, dans Oppenheimer, le cinéaste s’amuse une nouvelle fois à couper dans le mouvement, alterner les points de vue, escamoter certaines scènes pour mieux les faire revenir, il y propose une différente métaphore de la science, ainsi que de son propre instinct créateur : la musique.

un militaire et un scientifique discutent

Quentin Tarantino a un jour défendu son utilisation de la violence en disant : « On ne va pas à un concert de Metallica pour demander de baisser le volume ! » Il est sans doute tout aussi peu utile de protester contre la place structurante, frustrante pour les uns et exaltante pour d’autres, qu’a pu prendre le son dans le style de Nolan, de moins en moins subordonné aux besoins de ses scénarios. Propulsé par une bande-son quasi ininterrompue, inextricable de la matière du film au point d’en faire également une sorte de concert, Oppenheimer apparaît lui-même tel un compositeur capable de discerner les rythmes cachés de l’univers et de diriger une équipe avec la virtuosité d’un chef d’orchestre. L’intention était effectivement de le représenter tel Mozart face à un Salieri moderne : le politicien Lewis Strauss (Robert Downey Jr.), tiré de l’oubli et doté d’une fonction mythique, est amené à justifier sa vie et sa vision de la course aux armements, tandis que son rival justifie les siennes, ravagé par les battements tonitruants de ses déchirements intimes. Du fait de leur étrangeté, les rares silences viennent alors témoigner du caractère inexprimable du choc de la bombe atomique – le comble du « mauvais miracle », pour reprendre l’expression de Nope (Jordan Peele, 2022).

Comme un fusil de Tchekhov ou une bombe de Hitchcock hypertrophiés, la réalité de la menace nucléaire accorde à l’action une tension radicale qu’aucun écran IMAX ne saurait contenir. En tant que résultat d’une poursuite d’une toile toujours plus large, d’une envergure toujours plus massive, ce film rend irrécusables les forces et les faiblesses du cinéaste ; aussi haletant demeure son exposé de l’un des destins les plus inconcevables du siècle dernier, aussi impatient peut sembler un parti pris esthétique qui commence à rencontrer ses limites. Il reste que, plus proche d’épiques historiques tels que The Thin Red Line (Terrence Malick, 1998) ou Nixon (Oliver Stone, 1995) que de la plupart de ses contemporains, Oppenheimer parvient malgré quelques fausses notes à rester remarquablement en phase avec les idiosyncrasies de son auteur, ainsi qu’avec celles du moment. Il est surprenant de voir comment, en revisitant dans cette première œuvre biographique son obsession pour les pulsions autodestructrices qui l’accompagne depuis son court métrage Doodlebug (1997), Nolan rompt avec les concepts de réalités rêvées et de mensonges salvateurs qui semblaient définir au mieux son cinéma : le récit de Oppenheimer est celui d’une lourde désillusion, et la dernière image – en miroir du logo de Universal – ne nous offre pas même, comme ce pouvait être le cas dans Interstellar (2014), l’espoir d’un autre monde à détruire.


7 août 2023