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Critiques

ORLANDO, MA BIOGRAPHIE POLITIQUE

Paul B. Preciado

par Ludi Marwood

J’ai toujours rêvé d’écrire mon autobiographie, seulement fucking Paul B. Preciado l’a fait avant moi. Telle a été ma première pensée devant les premières images de Orlando, ma biographie politique. En réalité, ces mots font référence à ceux de Preciado lui-même, qui se plaint, dès l’ouverture de son film, que fucking Virginia Woolf a volé son autobiographie. Plus encore, le philosophe, essayiste, à présent cinéaste, annonce d’une voix rauque qu’il ne s’excusera pas du juron. Et c’est très bien comme cela. Parce qu’un cinéma-manifeste, film expérimental, documentant les corps des personnes trans, permettant à leur communauté de se revendiquer dans un dispositif cinématographique, ça ne s’excuse pas. On en avait besoin. Et Paul. B Preciado tente de nous l’offrir.

Pour qui a lu Preciado, on retrouve dans le film ses thèmes fétiches, développés en particulier dans son œuvre Testo junkie : le corps trans face aux institutions étatiques, l’existence queer dans les papiers d’identité, la dimension somatopolitique de l’être en marge, etc. Il serait ainsi tentant d’affirmer que le long métrage est une transposition de l’écriture preciadesque à l’image cinématographique. Or, cela apposerait l’étiquette d’« adaptation littérale » à un film bien plus foisonnant, tout en réduisant Orlando… à la seule voix de Paul. B Preciado alors que ce dernier n’a de cesse de prôner la collectivité. En effet, le long métrage propose au contraire une polyphonie. Faisant cohabiter des voix de personnes queer de toutes générations, le film fait résonner aux oreilles du public une multitude de timbres habituellement muets du cinéma, qu’il s’agisse de timbres trafiqués par des hormones ou de voix naturellement modifiées pour mieux correspondre aux nouvelles identités. Ces voix sont accompagnées par celle en off du réalisateur qui raconte sa vie, assemblant discours autobiographiques, témoignages et réflexions philosophiques autour de problématiques trans pour les lier au roman Orlando de Woolf.

Personnage en blanc allongé sur un tronc dans une forêt

Le film se déploie alors en séquences structurées autour de deux opérations cinématographiques. La première se module à partir de lieux. Explorant notamment une salle d’attente et un bureau de psychiatre, ainsi que les catacombes de Paris, avant de finir dans un palais de justice, Preciado s’amuse à occuper des espaces liés à l’exclusion ou l’inclusion de la communauté 2SLGBTQIA+. Le cabinet du docteur, par exemple, illustre et dénonce les violences opérées par la psychanalyse sur la communauté queer. Dans la salle d’attente, un patient propose à un homme trans de lui faire une injection illégale de testostérone tandis qu’une autre patiente lui conseille de dissimuler sa non-binarité et de jouer le stéréotype de la femme trans pour se faire prescrire des hormones. Reliant la possibilité même d’être en marge à son passage obligatoire par un lieu institutionnalisé, Preciado nous rappelle que l’accès aux hormones doit nécessairement passer par des procédures contrôlées. Il dénonce ainsi l’impératif d’une prescription médicale, et donc d’une pathologisation des personnes queer, pour la construction de leur technocorps. Cette obligation « médicale » se transforme en violence, excluant la dimension politique de la transidentité pour la réduire à une maladie dysphorique. À travers les interactions qu’il met en scène, Preciado nous montre cependant qu’il existe des tactiques permettant aux subjectivités queer de muter, et que ces transgressions doivent s’effectuer en marge des structures mises en place par l’ordre pharmocopornographique et dans la collectivité.

La deuxième opération est celle de témoignages mêlés aux fragments du livre. Affublé·e d’une collerette blanche, symbole de l’aristocratie anglaise, chaque interprète s’amuse à réciter, plus ou moins bien, des passages de Orlando. À chaque lecture se mêlent des récits de vie des comédien·ne·s ainsi que des scènes créées de toute pièce. En liant fictionnalisation (la mise en scène des corps et des subjectivités), fiction (le roman Orlando) et témoignages et en alternant les trois types de discours dans une même scène, c’est sur l’Histoire elle-même que Preciado agit. Assemblant sans hiérarchie des matières provenant de temporalités radicalement différentes, coexistant parfois au sein d’un costume ou d’une phrase, Preciado permet aux problématiques queer contemporaines d’éclairer un passé invisibilisé. Le réalisateur vient alors rectifier ce que l’Histoire construite par le système capitaliste pétro-sexo-racial a volontairement oublié. Cette opération anachronique et ce geste résolument militant permettent d’apposer au 20e siècle les couleurs de terminologies et de revendications qui lui ont été ôtées, offrant a posteriori à Virginia Woolf sa communauté queer.

La limite du film se situe néanmoins dans les cadrages et les compositions des images. Malgré leur complexité, les séquences respectent en effet une grammaire cinématographique classique : entrevues en plans poitrine ou gros plans, champs-contrechamps utilisés pour rythmer les dialogues, etc. S’il permet au film d’être accessible au plus grand nombre, ce type de découpage l’empêche d’atteindre pleinement l’accomplissement de ce qui pourrait être une « esthétique queer », en marge des procédés cinématographiques conventionnels. Les expérimentations proposées ne parviennent pas à se déployer pleinement dans leur mise en image, restant plus intéressantes pour leur conceptualisation que dans leur matérialisation. Cette dernière étape aurait permis au film d’assumer dans toutes ses composantes sa proposition radicalement différente. Tant pis, tant mieux, Paul B. Preciado s’affirme tout de même comme un brillant cinéaste militant dans son premier film, en se servant du dispositif cinématographique pour permettre à des corps invisibilisés par les médias non seulement d’exister, mais surtout de sortir de leur marge pour occuper le centre des images.


3 janvier 2024