Oshima’s Outlaw Sixties
Nagisa Oshima
par Marcel Jean
Lorsqu’il entre à la Shochiku (l’une des majors japonaises) en 1954, Nagisa Oshima est diplômé de droit et de politique. À cette époque, au Japon, on ne devient pas réalisateur. On devient assistant Oshima va l’être, notamment pour Kobayashi. Doué, prolifique, il publie alors onze scénarios dans la revue des assistants de la Shochiku, ainsi que plusieurs critiques consacrées principalement à la Nouvelle Vague (il s’intéresse à Godard, à Resnais) et au jeune cinéma polonais (Wajda, surtout, car Polanski est encore à l’école de Lodz tandis que Skolimowski n’y est pas encore entré). En 1959, il accède à la réalisation et, très vite, se fait remarquer avec Contes cruels de la jeunesse (1960). On dit déjà de lui qu’il est le Godard japonais. Quelques mois plus tard sort Nuit et brouillard du Japon (on reconnait ici la référence à Resnais) et c’est la rupture, violente, avec la Shochiku : le film aborde les événements d’actualité entourant le renouvellement du traité nippo-américain, il fait scandale et la compagnie prétexte l’assassinat d’un dirigeant socialiste pour le retirer de l’affiche après quatre jours. Le sort est jeté, Oshima deviendra le premier véritable cinéaste indépendant du Japon.
Cinq ans lui sont nécessaires pour ajuster le tir. Il travaille alors pour la télévision, pour la Toei (une autre major) et adapte Kenzaburo Oe (Une bête à nourrir, 1961). C’est en 1965 qu’il revient en force, ayant créé sa propre compagnie, Sozo-Sha (qu’on pourrait traduire par La société de création), appuyé par sa femme, l’actrice Akiko Koyama (présente dans la majorité de ses films depuis Nuit et brouillard du Japon).
Le coffret de cinq dvds que nous offre aujourd’hui Criterion (le numéro 21 de la série Eclipse), intitulé Oshima’s Outlaw Sixties, est consacré à cette période d’exceptionnelle effervescence créatrice dans la carrière du cinéaste. Cinq longs métrages réalisés entre 1965 et 1968 : Pleasures of the Flesh (Les plaisirs de la chair, 1965), Violence at Noon (L’obsédé en plein jour, 1966), Sing a Song of Sex (Traité des chansons paillardes japonaises, 1967), Japanese Summer : Double Suicide (Été japonais : double suicide contraint, 1967), Three Resurrected Drunkards (Le retour des trois soûlards, 1968). Inexplicablement, on n’y trouve pas La pendaison, pourtant réalisé à la même époque et produit dans le même contexte. Décision d’autant plus étonnante que ce dernier s’inscrit dans une sorte de trilogie informelle abordant le racisme dont sont victimes les Coréens au Japon, trilogie qui compte aussi Sing a Song of Sex et Three Resurrected Drunkards.
Mais c’est bien le seul reproche qu’on pourra faire à Criterion, qui livre là une pièce majeure de la production mondiale de la décennie 1960. Les films d’Oshima de cette période étant ici méconnus (sauf erreur, aucun n’a été distribué au Québec, à l’exception de La pendaison), on y découvre un cinéaste d’une fulgurante modernité, dont la virtuosité rappelle celle du jeune Skolimowski, dont l’audace fait inévitablement penser à Godard, dont l’énergie s’apparente à celle du premier Wajda (celui de Tout est à vendre), dont le sens du cadre est proche de celui d’Antonioni Un concentré de modernité cinématographique, donc, qui permet enfin aux cinéphiles nord-américains de redonner à Oshima la place qui lui revient au panthéon des plus grands cinéastes de la deuxième moitié du XXe siècle. Car si, de lui, on connaissait bien La pendaison et La cérémonie (1971), deux oeuvres majeures, le reste de sa filmographie est écrasée par la réputation sulfureuse de L’empire des sens (1976), qui, aussi important soit-il n’est pas, loin s’en faut, son meilleur film. Certes, Oshima est l’homme des tabous, de la provocation, de constats ravageurs. Mais il n’est pas le seul. On pense notamment à Imamura, son contemporain, l’autre géant de la nouvelle vague japonaise. Surtout, il n’est pas que ça! Oshima est aussi un cinéaste inventif, un plasticien remarquable, un artiste audacieux et brillant. Ainsi Pleasures of the Flesh, qui pastiche les pink films (les pornos soft japonais) mais qui est aussi une époustouflante démonstration de mise en scène autour de l’histoire d’un homme menant une vie de débauche pendant une année sensée se terminer par sa mort. Ainsi Violence at Noon, dont la structure narrative complexe rappelle le Resnais d’Hiroshima mon amour. Ainsi Japanese Summer : Double Suicide, qui prend des allures allégoriques pour parler de l’absurdité de la violence dans la société moderne. Ainsi Sing a Song of Sex, tourné sans scénario, qui saisit dans l’urgence l’état d’indifférence de la jeunesse japonaise alors que sévit la guerre du Vietnam. Ainsi Three Resurrected Drunkards, qui raconte à deux reprises les mêmes événements, citant comme un leitmotiv la célèbre photographie prise par Eddie Adams de l’exécution d’un combattant du Viêt-Cong par le chef de police de Saigon.
Oshima’s Outlaw Sixties est donc un coffret exceptionnel, offert à prix abordable (on le trouve actuellement facilement à un prix variant entre 60$ et 70$). Selon le principe de la série Eclipse, les dvds ne contiennent aucun supplément.
27 mai 2010