Our Daily Bread
Nikolaus Geyrhalter
par Helen Faradji
Armé d’un tuyau d’arrosage, entre deux rangées de carcasses, un homme en tenue de travail nettoie le sol d’une usine d’équarrissage. En face de lui, une caméra qu’il ne paraît pas remarquer le suit dans un discret travelling arrière. Le bruit de l’eau frappant le béton envahit l’image. C’est sur ces images que s’ouvre le nouveau documentaire de l’autrichien Nikolaus Geyrhalter (The Dream that Remains, The Year after Dayton, Kisangani Diary ), récompensé d’un prix spécial du jury au festival du documentaire d’Amsterdam et du prix Éco-caméra des Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal en 2006.
Objet étrange et insolite à la beauté effrayante, Our Daily Bread n’éloignera jamais sa démarche de celle de cette première scène. Caméra frontale, presque théâtrale, mouvements discrets mais intransigeants, absence de commentaires ou de dialogues : c’est le réel qui y parle d’une voix puissante. Et pas n’importe quel réel. Compilant des images glanées pendant plus de deux ans dans les principaux centres agricoles européens, – des champs d’oliviers andalous aux mines de sel allemandes, de l’arrosage d’un champ de tournesols à la cueillette des tomates, de l’accouchement d’un veau par césarienne au transport des ouvriers par bus -, le film offre en effet un portrait sans concession et particulièrement saisissant de l’univers agro-alimentaire.
Car derrière cette observation silencieuse de gestes fonctionnels ou de machines à l’uvre, derrière cette apparente neutralité du regard du cinéaste, c’est en réalité un monde déshumanisé, monotone et effrayant qu’il nous est donné à voir. Le constat fait froid dans le dos. Pas un geste routinier qui ne serve à quelque chose, dans ce Our Daily Bread. Pas une attitude qui ne soit robotisée pour mieux huiler le fonctionnement de la grande machine économique. Pas un mouvement qui ne soit standardisé dans un souci toujours plus grand d’efficacité, de rentabilité. L’humain se confond avec la machine. La production de masse justifie les moyens. Le rendement est continu. La violence aussi.
À lui seul, ce discours militant, bien plus efficace que ceux proposés par Fast Food Nation de Richard Linlklater ou Le monde selon Monsanto de Marie-Monique Robin, suffirait à frapper. Mais Our Daily Bread parvient également à étonner par son ambition visuelle. Expérience de cinéma aussi radicale que déconcertante, faisant défiler ses séquences sur un rythme semblant lui aussi industrialisé, le film symbolise en effet cette déshumanisation du monde ouvrier par une multiplicité de plans aux compositions géométriques et par une mise en relief des couleurs de ce quotidien insolite. Mais c’est encore davantage en nous plongeant la tête la première dans ces opérations répétitives, au cur de ces usines gigantesques, de ces paysages aseptisés aux allures de décors de science-fiction, qu’il parvient à nous entraîner dans une sorte de danse fluide aux mouvements singulièrement hypnotiques. La puissance d’évocation poétique du cinéma est alors utilisée à son plein potentiel au point même de réussir à parer des images d’éviscération de cochons ou de tris de poussins d’une aura étonnamment esthétique. Décidemment, le cinéma a parfois de bien drôle de pouvoirs.
3 mars 2009