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Critiques

Over My Dead Body

Brigitte Poupart

par Serge Abiaad

This is how I ended up sucked in
Over my dead body
I’m gonna go to sleep
And let this wash all over me
Thom Yorke

Dans une scène de Over My Dead Body où Dave St-Pierre s’apprête à entrer en salle d’opération pour espérer recevoir une énième transplantation pulmonaire, Brigitte Poupart, son acolyte, amie et réalisatrice du film, s’interroge sur le geste à entreprendre : le filmer, ou lui tenir la main ? Ainsi va le film qui se situe entre élégie, portrait, home-movie et caméra de surveillance affective, le tout relié par un inlassable et intemporel acte d’amitié. Un film où la caméra devient l’organe-obstacle, celui qui témoigne, mais aussi celui qui enfreint la connivence, celui qui rapproche, mais qui, d’une manière objective, éloigne. C’est ce que Nietzsche appelait « danser dans les chaînes », faisant référence à la pesanteur qui conditionne en la contraignant la grâce des danseurs. Dave St-Pierre perd cette grâce à un jeune âge, lorsqu’il est contraint d’arrêter la danse au moment où il atteint un stade avancé associé à la fibrose kystique. St-Pierre se mue alors en chorégraphe, s’érigeant très vite comme une figure incontournable de la scène de danse contemporaine locale, puis mondiale (Pina Bausch parlera de fils spirituel.)

En visionnant Over My Dead Body, il est difficile de ne pas songer à un autre film du sous-genre élégiaque: Lightning over Water de Wim Wenders, dans lequel le cinéaste allemand débarquait à New York pour filmer l’idiosyncrasique cinéaste américain Nicholas Ray (Rebel Without a Cause, Bigger than Life), atteint d’un cancer en phase terminale; un film où le mouvement se figeait, s’arrêtait, où le temps glissait, coulait et rencontrait celui de la mort. Poupart et Wenders affrontent de la même façon, comme un butoir, le point limite de tout filmage. Ray et St-Pierre, ont ceci de commun qu’ils sont le coeur battant et l’âme flottante de leurs films respectifs. Des films qui, en dépeignant le courage de leurs protagonistes, n’arrivent tout de même pas à voiler la peur derrière les cigares de l’un et les tubes en plastique de l’autre. Ray mourra, mais St-Pierre survivra en s’accrochant à la vulnérable incertitude de la date à la fois fatidique et salvatrice, celle du 26 juin 2009, lorsqu’après deux tentatives avortées, il recevra pour la troisième fois le feu vert pour la greffe qu’il attend. Over My Dead Body est un film qui en surface semble faire le portrait d’un homme aux prises avec l’incertitude d’un souffle nouveau. Dans son désespoir de mourir, le film nous suspend, St-Pierre et nous, à l’espoir de survivre. Sans doute notre vœu est-il que la chose espérée advienne bientôt, et si possible à l’instant même, mais d’abord et en général qu’elle advienne. Tout ou rien, la vie ou la mort. À un moment dans le film, vient se poser une question qui donne une dimension absurde, voire divertissante, presque distrayante, mais non sans écoeurement, car l’espérance se rapporte à la question économique du combien. Dave discute avec l’infirmière qui lui donne des précisions sur le montant à payer et les frais de la chambre, alors qu’il s’apprête à faire un voyage, peut-être sans retour.  À ce moment, le destin ressemble à un médecin qui s’approche de son patient en cachant un bistouri derrière son dos. Ce que nous devons en somme à l’incertitude de l’heure, c’est la fausse tranquillité, car il y a une quiétude trompeuse dans Over My Dead Body ; cette quiétude c’est le courage escamoté de la cinéaste et son chorégraphe, tous deux enchaînés par le poids de l’inéluctable.

La maladie écourte radicalement l’espérance de vie de ses victimes et St-Pierre manque de temps. « La vie pousse à la vie, mais elle pousse aussi à la mort » écrit Jean-Luc Nancy dans L’intrus, un superbe texte sur sa propre expérience face à la greffe d’organe. La mort est la vie parvenue au bout de son rouleau semble nous dire Nancy, et l’intrus pour le philosophe français est l’individu lui-même. La maladie et la greffe subséquente entraînent des modifications qui rendent l’être étranger à sa propre personne. Brigitte Poupart, en plus d’être présente à travers le don d’ubiquité que lui concède la caméra (la caméra filme tantôt seule, tantôt par l’entremise d’un autre) témoigne de la métamorphose à la fois physique et psychique de son ami qui fait scission avec son corps comme avec son entourage : perte de de repère, de la libido, de sociabilité. Le film s’arrête judicieusement et pudiquement au moment où l’on apprend le succès de l’opération. Ce qui compte c’est le combat, et non ce qui en résulte, car St-Pierre aurait bien pu succomber à l’opération (qui était à haut risque). La mort est trompeuse et donne une dimension de suspense à Over My Dead Body car elle est un devenir qui fait mine de devenir quelque chose, mais qui au final ne devient rien ; chaque fausse alerte (à deux reprises St-Pierre reçoit l’appel salvateur avant que l’organe attendu s’avère caduc) étant un faux devenir.

Il y a de ces cinéastes nécrophiles (Siedl, Friedkin, Haneke…) qui cherchent le non-être dans l’être, et refusent ce qu’on leur offre. Ils se méfient et préfèrent ce qui leur est soustrait ; ils ne veulent pas de la vie et de la lumière qui leur sont données. Dans Over My Dead Body, le cinéma s’arrête où la vie commence : on y filme la précarité, l’entre-deux, entre le futur à venir et le passé vécu, on y vivifie l’angoisse et l’attente, et entre filmer et tenir la main, la ligne est brouillée. Brigitte Poupart semble avoir trouvé la réponse à sa propre question : filmer, c’est tenir la main.

La bande-annonce d’Over My Dead Body


23 février 2012