PACIFICTION
Albert Serra
par Carlos Solano
On se croirait dans une fiction hollywoodienne des années 1970. Tout y est : représentants de l’État chargés de missions dont ils ignorent les ressorts, personnages à l’arrière-plan aux identités floues, délire conspirationniste, humeurs saturniennes, plasticités en trompe-l’œil. Pacifiction, le nouveau film du cinéaste catalan Albert Serra, s’installe dans le sillage thématique et théorique de ces œuvres qui, d’Alan J. Pakula à The Conversation (1974) de Francis Ford Coppola, traitent le visible comme matière à interrogation, toujours fuyante, invariablement douteuse. Le film se déroule à Tahiti, où le haut-commissaire français Roller (Benoît Magimel) tente de neutraliser la possibilité d’une révolte. Des rumeurs circulent. Dans cette île, tout devient suspect : une tache noire au milieu de l’océan Pacifique suggère la présence d’un sous-marin pratiquant des essais nucléaires, des chuchotements insinuent les pires intentions, les corps, eux, dansent, s’éclipsent, s’enivrent, dorment. S’il a l’air plus narratif que les films précédents de Serra, Pacifiction ne déçoit pas dans sa volonté d’emprunter la voie d’un cinéma guidé par la profanation d’un imaginaire acquis.
Le choix de la Polynésie française comme lieu de l’action n’est pas neutre. Comme souvent chez le cinéaste de La mort de Louis XIV (2016), l’environnement est surpeuplé d’images, chargé de mythes et clichés que Serra prend le temps d’observer pour mieux les détruire. Détruire sans doute pour mieux troubler et inquiéter. La première hallucination provient moins de ces personnages capables d’imaginer le pire que des images elles-mêmes, plastiquement invraisemblables. On entre dans le film comme on entrerait dans un réel connu mais rendu méconnaissable : sous un coucher de soleil irréel, la caméra suit le parcours d’un bateau s’enfonçant dans le décor du film. Il n’y a plus d’image paradisiaque telle qu’elle a été inventée par les agences de voyages ni même rêvée par le colonialisme moderne. D’ailleurs il n’y a plus d’image du tout, mais la construction d’un plan – c’est-à-dire d’une profondeur, celle d’un regard – habité par l’étrangeté. Serra filme un coucher de soleil comme on filmerait l’apocalypse. La fin des choses devient acte de naissance du récit. Une fiction pacifique ? Loin de là : un geste indiscipliné, celui d’un cinéaste, un grand, à qui il suffit de déplacer légèrement le regard pour rendre menaçant, ce qui veut dire intéressant, le plus reconnaissable des clichés.
Dans un moment clé du film, les personnages partent en bateau au cœur de l’océan pour surfer sur des vagues monumentales. Si la séquence, assez longue, frappe instantanément par sa puissance visuelle et sonore, elle renseigne ensuite sur la position de Serra en tant que cinéaste : celle d’une mise en scène icarienne et visionnaire, bercée par le désir de capter l’impossible. Spectacle, néant, gigantisme. De l’autre côté des vagues (de l’image ?), une fois la crête franchie, il n’y a plus rien, ou du moins rien qui permette à l’action d’avancer. Car en plus d’être un immense imagier, Serra est un grand monteur. Son cinéma brouille le rapport de cause à effet, construit des relations interpersonnelles qui se décident dans l’ellipse comme celle, indécidable, ni tout à fait amoureuse ni tout à fait hiérarchique, qu’entretient Roller avec Shannah (Pahola Mahagafanau), semblerait-il fortement inspirée de celle de Tari Tériipaita avec Marlon Brando.
Et c’est que la première entité à flouter est celle du jeu de l’acteur, prodigieuse péripétie du cinéma de Serra. L’acteur ne joue pas mais attend, inféodé à la durée des plans et à la souveraineté de la coupe. Le personnage n’est pas réceptacle et vecteur d’une psychologie : il est d’abord corps, apparence, pulsion. Serra prolonge ainsi le travail entamé dès Le chant des oiseaux (2008), où le mythe s’efface progressivement pour laisser place à la chair, à la fatigue, au désir. Des personnages parlent, d’autres pas, mais ils disent tous la même chose : l’attrait de la nuit, seul refuge et véritable trajet du film. Comme dans Liberté (2019), la nuit supprime les repères, provoque des ellipses et donc du vide, éveille l’acuité, celle d’un regard qui guette, mais qui guette sans vraiment savoir ce qu’il cherche. C’est dans la nuit que les corps se perdent et basculent du côté de la déraison, c’est dans la nuit que le fantasme et l’impossible rejoignent la réalité, c’est dans la nuit que le film tend vers son propre effacement. Ne rien construire, tout défaire, y compris le projet narratif du film. Pas si fiction, finalement.
8 mars 2023