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Critiques

PAMFIR

Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk

par Elijah Baron

Dans son texte intitulé « La vengeance de Paradjanov », paru dans le numéro 204 de 24 images, Olga Brioukhovetska se livrait à une réflexion sur l’héritage continu des Chevaux de feu (Sergueï Paradjanov, 1965) – meilleur film de l’histoire du cinéma ukrainien selon le Centre Dovjenko –, faisant une démarcation entre les nombreux imitateurs de ce classique et ceux, comme Myroslav Slaboshpytskyï (The Tribe, 2014) ou Ostap Kostyuk (The Living Fire, 2005), qui « accomplissent la même chose que Paradjanov, sans pour autant lui ressembler ». Révélé au Festival de Cannes en 2022, Pamfir pourrait également appartenir à ces œuvres où l’esprit de Paradjanov est nulle part et partout à la fois : bien qu’entièrement distinct de son prédécesseur sur le plan esthétique, ce premier long métrage de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk nous replonge dans l’univers isolé, et pourtant incontestablement ukrainien, d’un petit village des Carpates où couve, sur fond de célébrations carnavalesques mariées au cri funéraire des trembitas, un drame moral à la fatalité grecque et aux accents bibliques.

Tout juste revenu parmi les siens après un long séjour de travail en Pologne, l’ancien contrebandier Pamfir (Oleksandr Yatsentyuk) est pris dans le filet d’un réseau criminel qui menace l’avenir de sa famille ; brisant un serment jadis prêté à sa femme, il reprend ses activités illégales et défie ce faisant le système de corruption qui règne sournoisement sur la région. Le passé de Pamfir, en écho à celui de son grand-père roumain du même nom – la Bucovine, lieu du drame, était roumaine avant d’être partagée en deux par le pacte Hitler-Staline –, se fait de plus en plus tangible au fil d’un récit qui nous entraîne dans une danse macabre infernale tout en laissant apparaître une lumière froide au bout du tunnel qui mène vers l’Union européenne. L’identité du film est liée à la nature fabuleuse et incertaine du territoire limitrophe où se situe l’action : à la frontière fragile qui sépare l’Ukraine de la Roumanie, l’être humain de la sauvagerie animale et le monde des morts de celui des vivants, les lois n’agissent plus, l’instinct l’emporte sur la raison et l’ordre logique des chosessemble à tout moment pouvoir être perturbé par la magie des rituels païens.

festival de nuit

Si le film ne s’abandonne pas à leur appel et ne s’éloigne jamais plus qu’il ne le faut de la réalité, c’est justement à son mélange bien dosé « d’ethnographie et d’onirisme » que l’on reconnaît sa filiation à Paradjanov. D’un côté, Sukholytkyy-Sobchuk, qui a fait ses débuts en tant que documentariste, porte un regard aiguisé sur un territoire et une population en grande partie méconnus, y compris au sein de l’Ukraine : dans Krasna Malanka (2013), il étudiait déjà en anthropologue les traditions carpathiennes associées à la Malanka – fête folklorique de fin d’année qui jouera un rôle primordial dans Pamfir –, et son approche de la fiction témoigne d’un même souci d’authenticité quant aux particularités linguistiques, culturelles et sociales propres aux habitants de l’Ouest. D’un autre côté, en tant que mosaïque qui intègre diverses influences pour permettre une expérience inédite, son œuvre devient forcément un espace de rêve : en plus de fusionner une multitude de traits collectionnés à travers les villages de la région, le réalisateur a puisé entre autres dans les codes du cinéma de genre asiatique – les masques ensorceleurs évoquent Onibaba (Kaneto Shindō, 1964), les combats s’inspirent de Oldboy (Park Chan-wook, 2003) –, élargissant sa vision au-delà de sa cinématographie nationale de façon à décloisonner celle-ci et à l’ancrer dans le contexte mondial qui lui revient.

Généralement peu projeté en Amérique du Nord et difficile à aborder en raison de sa tendance vers une esthétique glaciale, des sujets violents et des spécificités locales insaisissables, le cinéma ukrainien contemporain obtient avec Pamfir sa meilleure chance de se faire connaître en dehors du circuit festivalier depuis le dérangeant The Tribe. Épaulé par une équipe hors pair qui rassemble entre autres le directeur de la photographie Mykyta Kuzmenko – connu pour le clip de As It Was de Harry Styles, mais aussi pour le déjà cité The Living Fire – et l’acteur Oleksandr Yatsentyuk – dont la transformation physique tient quelque chose de Tom Hardy –, Sukholytkyy-Sobchuk a conçu à renfort de recherches et de répétitions l’un des aboutissements les plus impressionnants d’une industrie née il y a moins d’une décennie et désormais interrompue dans son élan.

Tourné avant l’invasion russe et évacué in extremis vers la France et la Pologne pour y être finalisé, Pamfir ne mentionne la guerre qu’à une brève occasion – on apprend que deux personnages ont perdu leur père au Donbas – et porte plutôt sur un ennemi intérieur ; il apparaît néanmoins, étant donné les événements des 14 derniers mois, comme une sorte de testament. La lutte d’un père pour la survie de sa famille et la prospérité des générations futures, subtilement mise en parallèle avec la révolution de Maïdan par des indices visuels, prend ainsi une dimension imprévue dans un film qui évite habilement les pièges d’un sentimentalisme ou d’un exotisme outranciers. Voyant le territoire principalement en tant que prolongation des multiples personnages ambigus qui l’habitent, la caméra de Kuzmenko reste centrée sur leur expérience immédiate et serpente autour d’eux jusqu’à les étreindre, comme pour tracer les liens invisibles de la corruption. Après avoir ainsi suivi, le long d’une succession de plans séquences implacables, ces êtres mythologisés à différents degrés, de l’éponyme Pamfir, dont la virilité indomptable dissimule une vulnérabilité sacrificielle, au crapuleux chef criminel M. Oreste (son surnom parlant, « la Gueule », est omis dans les sous-titres), nous aboutirons dans « la gueule du loup », mais ce sera moins pour y disparaître que pour revivre cette phrase célèbre de Winston Churchill : « Si vous traversez l’enfer, surtout continuez d’avancer. »


22 juin 2023