Parasite
Bong Joon-ho
par Ariel Esteban Cayer
Un des aspects les plus marquants de Séoul, pour quiconque marche la ville à pied, demeure ses impressionnants dénivelés. Ses rues sinueuses, qui commencent d’abord en faux plats, puis se déploient en pentes raides ; ses maisons, qu’on devine luxueuses, perchées ou cachées derrière des remparts en bitume surplombant le piéton… tandis que d’autres habitations se dressent au niveau de la rue ou s’enfoncent à nos pieds, ouvrant sur des sous-sols qui ne sont visibles qu’au voyeur qui choisirait de s’accroupir pour jeter un coup œil sur le bien d’autrui. Ailleurs, ce sont les canaux qui marquent l’imaginaire : remplis d’eau claire, d’herbes folles et de hérons occasionnels ; autant de courts d’eau qui quadrillent la ville, au flanc desquels on devine d’étroits escaliers menant vers d’autres quartiers, d’autres strates de la société, d’autres profondeurs de la ville… tout dépendant de la perspective de celui qui marche.
Entre les mains de Bong Joon-ho, maître de l’allégorie politique grand public, cette particularité géographique devient le décor – l’architecture annonciatrice – d’une tragicomédie cinglante d’humour noir : un thriller pervers et haletant sur l’impossibilité de gravir l’échelle sociale, voire sur la triste futilité de faire des plans, quels qu’ils soient, dans un système vertical conçu pour opprimer les moins nantis au profit des élites (une allégorie de la lutte des classes que Bong transposait déjà à l’horizontale dans son Snowpiercer). Ici, on se trouve cependant bien loin de la science-fiction : l’ancien chauffeur Kim Ki-taek (Song Kang-ho), sa femme Choong-sook (Jang Hye-jin), et leurs deux adolescents débrouillards, Ki-woo (Choi Woo-shik) et Ki-jeong (Park So-Dam), vivent dans une précarité tout aussi ordinaire que pathétique. Lorsque Bong nous les présentent, ils plient des boites à pizza pour une compagnie de livraison. Leur appartement, un sous-sol verdâtre et grotesque, est situé si profondément sous terre que les passants ivres l’arrosent abondamment de leurs rigoles d’urine. Il s’agit d’un lieu si emmuré que le précieux wi-fi volé aux voisins ne pénètre que dans la salle de bain exiguë, au bol de toilette aussi surélevé qu’absurde ; un lieu si infesté que la fumigation de la rue entière devient plutôt l’occasion de garder les fenêtres ouvertes pour se débarrasser des coquerelles (« Fumigation gratuite! », s’extasie Ki-taek).
Jusqu’à ce que la chance tourne du jour au lendemain. Lorsqu’un ami recommande Ki-woo comme tuteur d’anglais à une famille riche de Séoul, une porte s’ouvre vers un autre monde. Bientôt, les Kim s’incrustent dans l’écosystème des Park, et deviennent indispensables au bon fonctionnement de l’unité familiale, remplaçant tour à tour le tuteur susmentionné de la fille ainée, le professeur d’art de Da-song, leur gamin hyperactif (que la mère compare à Basquiat, rien de moins), le chauffeur du père de famille, chef d’entreprise, et finalement leur domestique de toujours, Moon-kwang. Les Kim adoptent ainsi – et avec une adaptabilité fulgurante – le rôle de parasites suggéré par le titre du film. Rôle que Bong va très vite compliquer, et ultimement subvertir, le cinéaste s’intéressant plutôt à la symbiose qui unit les deux familles dans un va-et-vient ambigu – l’une assurant la prospérité et l’existence de l’autre, et vice-versa, et ce malgré les circonstances, les apparences trompeuses, et les faux-semblants voués à imploser.
Rapidement, il devient moins question ici du « qui exploite qui » que des conditions qui mènent à la précarité, au désespoir, et, par conséquent, aux mesures drastiques employées par les Kim. Au fil d’un scénario haletant, ayant tout d’un jeu pervers se démarquant par le montage effréné de péripéties aussi nombreuses qu’imprévisibles, qui s’enchainent avec une rigueur implacable, Parasite révèle plutôt les rouages qui broient les individus au passage et les transforment, précisément, en créatures parasitaires ou mauvaises (« l’argent lisse tout », observe Ki-jeong face à la gentillesse de la mère Park). Bong confronte ici le spectateur à la violence intrinsèque d’un système qui, lorsqu’il ne rend pas complètement fou (la perte de raison n’est jamais bien loin dans le film), maintient résolument les uns en bas, tandis que les autres s’incrustent au sommet, perchés sur les épaules d’autrui. La double unité familiale au cœur du film devient, bien entendu, une allégorie de la société dans son ensemble (coréenne ou autre) – ce que Bong s’amuse à souligner abondamment par l’entremise de Ki-woo, qui s’étonne à plusieurs reprises de la qualité « métaphorique » de leur nouvelle situation.
Faisant écho à The People Under the Stairs (1991), qui disséquait déjà la relation de pouvoir entre les riches et les pauvres dans un contexte capitaliste se voulant « invisible », Parasite est, à l’instar (et au-delà) du film de Wes Craven, une merveille de mise en scène en huis clos. Peu à peu, Bong nous fait découvrir la demeure somptueuse des Park : une forteresse moderniste géométrique et quelque peu mystérieuse, le chef-d’œuvre d’un architecte de renom présenté de manière limpide par le découpage d’une caméra qui nous en révèlera les secrets le temps venu. Fidèle à lui-même, Bong oscille habilement entre les genres mais garde plusieurs flèches à son arc, ne versant dans la folie souterraine et dans l’horreur qu’au paroxysme d’un récit diabolique, écorchant au passage plusieurs aspects de la société coréenne. Qu’il s’agisse de son obsession pour l’américanité (un impérialisme de l’esprit faisant suite à celui, plus concret, qui mène au mutant dans The Host), ou de la paranoïa naïve des plus fortunés, ces attitudes bien ancrées sont l’huile qui lubrifie la mécanique scénaristique du récit, voire la matière inflammable qui alimente son brasier. Le tout mène par exemple à l’embauche des Kim, qu’on pourrait accuser d’être un tantinet déterministe s’il ne s’agissait pas d’une séquence volontairement absurde et par-dessus tout jouissive. Ailleurs, c’est la division des classes elle-même qui est exacerbée à un point tel que la pauvreté revêt une odeur nauséabonde, ce qui donnera lieu à une situation d’humiliation «puante » qui ne restera pas sans conséquences.
Et si à Cannes – où il se mérita la Palme – Bong s’inquiétait que son film soit trop « coréen » pour remporter quoi que ce soit, il faut reconnaitre que la spécificité de celui-ci fait sa force, au-delà de la qualité universelle de ses thèmes et problématiques. Plus qu’une collision de contrastes évidents, Parasite est un diagnostic acide de la Corée contemporaine, de même que de nos temps malades. L’écosystème précaire que met en scène Bong par l’entremise des Kim et des Park (deux des noms coréens les plus communs, ce n’est pas un détail anodin) est spécifique à la Corée, mais il se dévoile également comme une miniature de l’échiquier mondial : une structure obscène, perverse, vouée à se fissurer quotidiennement, au point de laisser paraitre la pourriture qui la ronge, jusqu’à ce que sa tuyauterie implose et laisse jaillir ses eaux usées et nauséabondes.
Corée 2019 / Ré. Bong Joon-ho / Scé. Bong Joon-ho, Han Jin-won / Ph. Hong Kyung-pyo / Mont. Yang Jin-mo / Son Choi Tae-young / Mus. Jung Jae-il / Int. Song Kang-ho, Lee Sun-kyun, Cho Yeo-jeong, Choi Woo-sik, Park So-dam, Chang Hyae-jin, Lee Jeong-eun / 132 minutes / Dist. MK2 MILE END
25 octobre 2019