Pas son genre
Lucas Belvaux
par Céline Gobert
Il était une fois la rencontre amoureuse entre la pétillante Jennifer (Emilie Dequenne), coiffeuse à Arras, et le snob Clément (Loïc Corbery), professeur de philosophie parisien. Elle est spontanée, simple et entière. Il est torturé, bourgeois et suffisant. Elle lit Anna Gavalda et les magasines people parlant de son idole Jennifer Aniston. Il lit Kant, Proust et Dostoïevski. Comme le prince Mychkine dans L’Idiot (roman que Clément prête par ailleurs à Jennifer), la naïveté, le franc-parler et le bon cœur de la jeune femme viennent se cogner à une société d’apparence et de conventions représentée par ce faux prince charmant que Belvaux n’épargne jamais. Il faut dire que le cinéaste belge se fait un honneur, film après film, de décortiquer la lâcheté humaine (38 témoins), l’orgueil du bourgeois (Rapt), et la galère du prolo (La Raison du plus faible). La romance entre Jennifer et Clément, qui fusionne les trois, symbolise en plus de l’éternelle lutte des classes cette impossible réconciliation des classes populaires et bourgeoises dont ne cesse de parler le réalisateur. Belvaux, pour démontrer qu’il a raison, modèle son film (adapté du roman éponyme de Philippe Villain) à la fois sur son héroïne et sur le plan dialectique bien construit d’une dissertation de philo (thèse- antithèse – synthèse).
Oui. Au début, on a envie d’y croire, à ce romantisme rose bonbon improbable, chipé à aux comédies hollywoodiennes les plus sirupeuses (Pretty Woman de Garry Marshall en tête). Avec une esthétique et une construction purement sirkiennes (les couleurs chaudes associées à une opposition caractéristique des personnages), Belvaux assume à fond le conte de fées. Dans un premier temps, le film, jusque dans sa forme, épouse la naïveté de Jennifer et est tout entier dédié à la représentation édulcorée de cet amour naissant entre l’intello et la bébête. Pas son genre est alors aussi léger qu’horripilant, mignon qu’insupportable. Belvaux, qu’il ne faut pas sous-estimer, prend son temps : le premier rendez-vous, le premier baiser, la première fois qu’ils font l’amour. Elle l’entraîne au cinéma voir une comédie populaire. Il lui fait lire de la philosophie allemande. Il filme la joie dans le regard de son héroïne : elle y croit, enfin, il est là, son prince charmant. Il filme l’incrédulité du personnage masculin : oui, peut-être qu’il pourrait l’aimer, elle, tomber amoureux, dépasser les barrières sociales et se lâcher enfin hors de la prison du conformisme imposé par son rang.
Puis, non. Belvaux change de ton, et se ravise. Comme chez Kechiche, qui disait peu ou prou la même chose l’an passé dans La Vie d’Adèle, l’amour et le désir (qui finissent par s’envoler, là où demeurent les déterminismes sociaux) ne peuvent pas combattre la différence de classe sociale. La coiffeuse restera une coiffeuse, peu cultivée, un peu nunuche. Le bourgeois restera un bourgeois, prétentieux, élitiste. C’est lors de l’une des séquences les plus cruelles du film (et il y en a !) que la vérité vient entacher le conte : alors que les deux amoureux marchent, main dans la main, au milieu du Carnaval d’Arras, sans masque (démasqués?) et portés par la grâce de leur idylle, ils croisent une collègue érudite de Clément. Le professeur de philo a honte de Jennifer, il ne la présente pas. Jennifer s’en rend compte. Son cœur passionné se brise en mille morceaux. A l’écran, ce n’est ni ridicule, ni comique, ni tiré par les cheveux. Belvaux maîtrise tellement son film, et respecte tellement ses personnages (qu’il aime autant qu’il méprise) qu’on y croit sans vergogne : la scène est bouleversante.
Peut-être, d’ailleurs, que l’Idiote n’est pas si idiote que cela. De ce constat, Belvaux tire la matière de la troisième et courte partie de son récit, que beaucoup jugeront frustrante. On sent que quelque chose se trame. Jennifer ne pétille plus, ne croque plus la vie, n’est (déjà) plus vraiment là. Le cinéaste a alors le génie de ralentir, puis de figer, complètement l’action : ne reste plus à l’écran que le visage de Jennifer, de son incroyable actrice Emilie Dequenne (dans l’un de ses meilleurs rôles), chantant I will survive lors de l’une de ces soirées karaoké qu’elle chérit tant. La séquence est longue, s’étire, elle est d’une grande puissance émotionnelle et vient remplacer tous les discours. Dequenne oblige, la scène renvoie à un autre de ses grands rôles dans l’excellent film belge A perdre la raison de Joachim Lafosse où les larmes de l’héroïne (qui entonnait du Julien Clerc) annonçaient à la fois sa résignation et le drame à venir. La chanson terminée, Jennifer disparaît. Peu importe où, comment, et pourquoi. Le bourgeois, qui l’a vidée de ses idéaux, est seul à tout jamais, comme l’était le patron Stanislas Graff (Yvan Attal) à la fin de Rapt ou encore le personnage de George Clooney dans Up in the Air de Jason Reitman, que rappelle Pas son genre dans un final de même nature. Comme Reitman, Belvaux signe ici une fausse comédie romantique, politique, amère et lucide; une grande critique sociale, où l’amour ne survit pas (comme il ne survivait pas à l’ultra libéralisme chez son cousin américain) à l’odieux élitisme de la société française.
La bande-annonce de Pas son genre
13 novembre 2014