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Critiques

PASSAGES

Ira Sachs

par Ludi Marwood

Un plan large, des figurant·e·s habillé·e·s de robes d’époque, une équipe technique qui vaque à ses occupations et… un réalisateur qui entre et sort du plan. Sa voix occupe l’espace, coupe sans cesse la prise filmée, son corps apparaît dans le champ pour rectifier un figurant, pour crier sur un acteur. Il s’agit de Tomas (Franz Rogowsky), un réalisateur allemand qui termine son tournage à Paris. C’est le dernier soir et toute l’équipe sort dans un bar pour prendre un verre. En plan large à nouveau, au milieu des gens et des bruits, Tomas rencontre Agathe (Adèle Exarchopoulos), une jeune femme qui a vraisemblablement participé au tournage. Au lieu de rentrer chez lui et de retrouver son mari, Martin, Tomas suit Agathe chez elle. Dans sa chambre, iels s’embrassent. Le plan coupe. Le lendemain, Tomas annonce à Martin (Ben Whishaw) qu’il a couché avec une femme. Ce dernier écoute à moitié le récit de son époux, fuyant la caméra et le cadre, laissant à sa voix le soin de réagir. Alors que le ton de la scène monte, s’intensifie pour s’avancer vers le drame et la dispute, le plan coupe à nouveau, la séquence s’interrompt et le film passe à autre chose. En quelques scènes, l’entreprise cinématographique de Passages est posée : un film de fuite, loin de l’autre, de l’émotion, de l’affrontement. Exposant les prémisses de ce qu’on pourrait trop facilement appeler un triangle amoureux, ou un polyamour peu consentant et plutôt dépressif, Passages place le non-dit au centre de ses relations, de son esthétique, jusque dans ses corps.

Les personnages ne se font jamais face, leurs corps sont toujours séparés par une porte, par un cadre ou par leur positionnement dans l’image. Personne ne se regarde. Personne ne se confronte. Cette barrière de corps et de plans vient isoler les personnages, posés face à eux-mêmes plutôt qu’aux autres, reclus dans leur cadre et leur incapacité à atteindre leur prochain. Plus tard dans le film, Tomas et Martin se rendent dans leur maison de campagne pour y passer un week-end. Le soir, dans leur lit, Martin se déshabille et s’approche de Tomas. Ce dernier lui tourne le dos, il lit et ne se retournera pas. Martin finit par éteindre sa lumière et s’endort. La position de deux amants dans le lit est emblématique de la disposition des corps dans les plans. Quand bien même un personnage cherche à rejoindre l’autre, un corps vient se refuser à la connexion.

À l’inverse, les relations, elles, se développent. Agathe, Tomas et Martin s’aiment, se séparent, se blessent… du moins peut-on le supposer, car nous n’assistons pratiquement à rien, ou du moins à aucune scène permettant de comprendre les changements d’états relationnels des personnages. Si le film se penche sur les non-dits, il s’amuse également à les provoquer, coupant systématiquement les séquences avant qu’elles ne livrent des informations cruciales pour la compréhension du récit. Impossible de savoir quelles discussions ont eu lieu entre les personnages. Le cinéaste nous force donc à interpréter les scènes hors contexte. À nous de décider ce que nous montrent les images, de comprendre ce que signifient les regards qu’Agathe lance à Martin, à nous de deviner ce que ressent Martin pour Tomas.

homme et femme discutent dans un restaurant

Cette stratégie d’évitement est cependant évincée dans l’une des dernières scènes du film alors que Martin et Agathe se retrouvent dans un café. Toute la mise en scène de Passages tend vers cet instant, cette rencontre entre les deux personnages. L’enjeu tragique de la situation est porté par une mise en scène épurée, permettant au pathos d’envahir cette scène composée d’un seul plan. Martin et Agathe sont capté·e·s dans le même cadre, assis·e·s face à face. C’est le premier plan du film où deux personnages s’observent, dans le même champ, droit dans les yeux. Agathe et Martin ne se fuient pas. Mais iels ne s’affrontent pas non plus. Iels se regardent, dans un moment de partage, de vulnérabilité. Dans leur blessure de s’être fait manipuler par l’homme qu’iels aiment. Cette séquence brillante, nous heurtant cruellement, constitue le point d’orgue du film. Un moment purgé de non-dits où les personnages se livrent dans leur honnêteté et se voient, enfin, vraiment. Malheureusement, la scène suivante, entre Tomas et Martin, propose le même procédé, venant diminuer quelque peu la puissance émotionnelle du face-à-face entre Agathe et Martin.

Si l’exploration des non-dits s’infiltre dans les personnages comme dans la matière même du film, entre les plans et séquences, permettant d’illustrer l’intériorité et l’isolement des personnages, l’inexprimé de Passages se perd dans la répétition des gestes d’écriture. L’accumulation de scènes informulées coupe les points d’entrées dans le film, construisant la narration autour des moments absents, offrant alors une matière très hermétique. Car nous sommes contraint·e·s d’essayer de combler les trous d’un scénario qui n’offre que peu de clés informationnelles pour sa compréhension. La narration alambiquée et éventrée ne réussit pas à creuser ce qu’elle aborde, manquant le coche et la possibilité de représenter dans leur intimité des relations échappant à la monogamie hétéronormative, relations plus qu’oubliées par le cinéma contemporain.


31 août 2023