PAST LIVES
Celine Song
par Sylvain Lavallée
Quand deux inconnu·e·s se frôlent au détour d’une rue, c’est qu’iels se connaissent d’une vie passée ; dans le cas d’un couple marié, il faut compter ces rencontres antérieures par milliers. Ce concept coréen porte le nom de « inyeon », explique Nora (Greta Lee) à Arthur (John Magaro), son futur mari, qui lui demande aussitôt si elle y croit : « Non, c’est plus quelque chose que nous disons pour séduire », lui répond-elle pour l’inviter à l’embrasser.
Le premier film de Celine Song est obsédé par la question du « ce qui aurait pu être », de ce qui a possiblement existé dans des mondes passés, de ce qui pourrait être différent au présent si le hasard avait fait les choses autrement, de ce qui pourrait encore survenir dans une réincarnation future. Si Nora n’avait pas quitté la Corée, enfant, pour suivre ses parents qui immigraient au Canada, est-ce qu’elle se serait mariée avec son ami de jeunesse, Hae Sung (Teo Yoo) ? Et quand, douze ans après son départ, elle reprend contact avec lui par les réseaux sociaux, si leurs carrières respectives ne les avaient pas maintenu·e·s à distance à nouveau (elle est maintenant à New York, il ne peut pas quitter Séoul), est-ce qu’iels auraient pu, à ce moment, entamer une relation amoureuse ? Est-ce que leur couple aurait duré, ou est-ce que le temps et leurs expériences les auraient tant changé·e·s qu’il n’aurait déjà plus été possible de retrouver cette proximité qu’iels avaient, enfants ? Et quand Hae Sung, nouvellement célibataire, décide de visiter Nora, encore mariée, cela fait vingt-quatre ans qu’iels ne se sont pas vus en personne, près de douze ans qu’iels ne se sont pas parlé. Que peut-il rester de leur intimité d’autrefois ?
L’amour est souvent traité au cinéma comme une émotion qui semble exister par-delà et malgré la réalité, telle une connexion mystique qui ne saurait être expliquée, et tout ce qu’il peut y avoir de quotidien, d’éminemment concret, dans la manière qu’a l’amour de se manifester et de se maintenir est à peu près évacué. Le concept de inyeon propose une telle conception abstraite, comme si les sentiments partagés entre deux personnes pouvaient faire fi du temps et de l’espace afin de survivre à tout, mais l’une des intelligences de Past Lives est de questionner une telle vision. Certes, l’attraction mutuelle entre Nora et Hae Sung relève d’une évidence incontestable, mais si celle-ci survit à travers les ans, c’est bien en partie parce qu’elle n’a jamais fait le test de la réalité et demeure entre elle et lui comme une possibilité inexplorée. Cela déplace légèrement le thème typique de la tragédie romantique, puisque le film se montre conscient que la mélancolie amoureuse se nourrit au rêve de ce qui n’a pas pu être, ce qui permet de contempler la dimension du possible avec une belle maturité plutôt qu’un élan passionnel à la finalité souvent morbide.
Le film utilise tout l’attirail cinématographique habituel de l’amour impossible – des cadrages qui séparent les deux protagonistes en les gardant visuellement à distance, des mains si près l’une de l’autre, de longs silences, des étreintes qui se voudraient éternelles – mais la cinéaste l’amène vers une méditation plus large sur tout ce qu’on laisse nécessairement derrière soi au cours d’une vie, que ce soit un pays, un·e ami·e, un·e amant·e, une identité. Dans l’une des scènes les plus émouvantes du film, Arthur confie être troublé et attristé par le fait de ne pas pouvoir comprendre ce que dit sa femme lorsqu’elle parle en coréen dans son sommeil. Il ne s’agit pas tout à fait de jalousie, mais de la sensation qu’il y a toujours chez l’autre des parts inaccessibles, qui sont constituées précisément de ces possibilités de vie abandonnées. Celles-ci ne meurent jamais tout à fait ; au contraire, elles nous définissent autant que ce qui reste. Et c’est bien ce que Hae Sung représente, une version de Nora que Arthur n’a pas connue et ne peut pas connaître : past lives, en ce sens, ne renvoie pas uniquement à l’idée de la réincarnation, mais surtout à ces vies passées que nous accumulons au sein d’une même existence.
Du moins, ces réflexions existentielles sont transmises par le scénario, mais le film peine à faire ressentir le sentiment d’une vie qui s’écoule. Qui est Nora ? Qu’a été sa vie, pendant les vingt-quatre ans qui séparent son départ de la Corée et ses retrouvailles avec Hae Sung ? Le personnage est défini essentiellement par les deux hommes autour d’elle : sa carrière est vaguement évoquée mais très peu représentée, sa famille est évacuée une fois qu’elle a accompli sa fonction narrative. En fin de compte, nous en savons si peu sur Nora que l’idée du changement, qu’il y a une Nora passée et une Nora présente, demeure théorique. Rares sont les films contemporains qui profiteraient d’être plus longs, mais Past Lives aurait assurément gagné en densité si nous pouvions éprouver la durée, si l’existence de Nora avait une réelle concrétude, plutôt que de se limiter à une donnée de scénario intégrée en dialogues.
Il y a de même une rigidité à la mise en scène, parfois insistante dans son désir d’injecter du sens, de traiter les images comme des symboles, ce qui nous écarte aussi d’un sentiment de vécu : par exemple, ce cadrage impeccable, qui s’éternise juste assez longtemps pour en devenir ostentatoire, avec ces deux escaliers qu’empruntent Nora et Hae Sung, enfants, partant chacun dans leur direction, ou leur jeu de cache-cache dans un parc qui revient en leitmotiv pour signifier la nature de leur relation, etc. Mais si le film souffre de cette écriture et cette mise en scène très calculées, renfermées sur ses effets, les trois interprètes viennent heureusement compenser ce schématisme et donner de la chair à l’ensemble. Greta Lee et Teo Yoo excellent dans le registre de la réserve et du non-dit, dans la transparence de sentiments qu’iels ne peuvent pourtant pas exprimer, et John Magaro fait preuve d’une douceur et d’une vulnérabilité tout aussi poignantes dans le rôle un peu moins familier du mari qui regarde ce que vit sa femme avec un mélange d’empathie et d’inquiétude. Alors même si Past Lives n’est pas tout à fait à la hauteur de ses ambitions (ni des éloges sans failles qu’il reçoit un peu partout), ces trois performances suffisent à donner à la réflexion sa dimension humaine, et à nous amener avec émotion vers une finale certes déchirante, mais surtout remarquable par sa lucidité et sa sérénité.
30 juin 2023