Paterson
Jim Jarmusch
par Alexandre Fontaine Rousseau
Paterson (Adam Driver) porte le même nom que la ville qu’il habite. Ce n’est qu’un détail mais il n’est en rien anodin, puisqu’aucun détail ne l’est jamais chez Jim Jarmusch. Son cinéma, au contraire, est à l’affût du détail puisqu’il s’agit de l’essence même de sa poésie et, si l’on en croit Paterson, de la poésie elle-même. Chauffeur d’autobus au quotidien imperturbable, poète discret dont l’œuvre ne quitte jamais les pages d’un cahier secret, le protagoniste du plus récent film de Jarmusch observe l’action bien plus qu’il n’y prend part, écoute les conversations bien plus qu’il n’y contribue ; puis il retranscrit en mots la beauté éphémère dont il est témoin.
Paterson porte donc le même nom que la ville qu’il habite, parce qu’il ne fait qu’un avec elle, parce qu’il en est la conscience et la mémoire, parce qu’il la traverse chaque jour en suivant un trajet qui porte d’ailleurs le même nom que lui. Paterson habite Paterson; et Paterson est habité par Paterson, tout comme Paterson est habitée par Paterson. Ce mot lui-même, « habiter », s’ouvre ici pour révéler l’étendue des sens qu’il peut posséder – tout comme il se creuse pour affirmer la profondeur de l’expérience dont il chercher à témoigner. Paterson est un film sur la poésie. Il traite donc, naturellement, des mots. Du rapport qu’entretiennent les mots avec la réalité qu’ils tentent de décrire.
Mais Jarmusch évite toute préciosité, toute prétention pour ancrer cette méditation dans la simplicité. Son évocation de la forme poétique repose essentiellement sur le passage du temps, sur les rimes que créent ces bières que l’on boit soir après soir, sur les allitérations d’un parcours familier que l’on retrace jour après jour en cherchant à même les plus subtiles différences l’amorce d’une nouvelle vision. La poésie, affirme le cinéaste, n’a que faire du spectacle ; elle se terre au creux des détails, ces mêmes détails vers lesquels il a dirigé sa caméra tout au long de son œuvre.
Paterson, en ce sens, est un film-essai, une réflexion esthétique et philosophique sur la méthode Jarmusch. Le geste cinématographique y possède une pureté peu commune. Les observations sur la nature du beau y reposent toujours sur des exemples concrets : l’image et le discours ne font qu’un, avec une clarté et une éloquence qui relèvent de la sagesse plus encore que de la simple maîtrise. Paterson est habité par une urgence tranquille : celle de dire franchement. Le film prend son temps, mais refuse de le perdre ; il étire chaque seconde, comme pour mieux l’apprécier.
Ici, on habite le temps comme on habite l’espace : Laura (Golshifteh Farahani), compagne de Paterson, repeint constamment leur appartement comme pour mieux se l’approprier. Elle meuble son temps en créant un monde à son image, cherchant dans l’harmonie des formes et de la bichromie cette même perfection à laquelle aspire Paterson dans l’agencement des mots. L’amour, chez Jarmusch, repose sur l’élaboration d’un projet esthétique commun. Ensemble, les deux amants sculptent un environnement à l’abri du temps, du réel ; ils sont un peu comme le double négatif de ce couple de vampires crépusculaires que formaient Eve (Tilda Swinton) et Adam (Tom Hiddleston) dans Only Lovers Left Alive.
Car si le romantisme de ce film était porté par un certain fatalisme apocalyptique, Paterson est au contraire d’un optimisme serein, presque zen. Touchée par la crise comme l’était Détroit dans Only Lovers Left Alive, la petite ville de Paterson est elle aussi en « ruines » ; mais des fleurs poussent cette fois-ci parmi les décombres, comme si le calme d’une activité économique réduite était propice à leur éclosion. Laura et Paterson, comme Adam et Eve, existent en retrait du monde ; mais c’est, paradoxalement, cette distance qu’ils entretiennent par rapport à celui-ci qui leur permet de l’habiter comme ils le font. De manière poétique, c’est-à-dire entièrement.
La bande annonce de Paterson
2 mars 2017