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Critiques

PAUL

Denis Côté

par Sylvain Lavallée

Nous découvrons Paul dans une grande pièce blanche, seul devant une fenêtre, puis marchant au loin, au bout d’un couloir vide ; un espace indéfini qui souligne l’isolement et nous confirme que nous sommes bien devant un film de Denis Côté. Mais il se trouve aussi à l’image un trépied sur lequel repose un cellulaire, enregistrant la scène, et vers lequel se dirige Paul pour ajuster le cadrage et regarder l’appareil, dans un geste qui nous signale qu’il y a ici deux metteurs en scène. L’un, un auteur réputé, habitué des festivals (Paul a d’ailleurs fait sa première à la Berlinale en février dernier), tournant en pellicule, et l’autre, connu sur les réseaux sociaux auprès d’une certaine communauté montréalaise, se filmant dans son quotidien avec son téléphone. Car « Cleaning Simp Paul », comme il se décrit lui-même sur son Instagram, a trouvé une solution étonnante pour se sortir d’une dépression qui l’a suivi pendant près de dix ans : nettoyer des logements pour des dominatrices, se soumettre à la volonté de ses clientes et exposer le tout en ligne.

Le sujet est plutôt curieux dans le cadre d’un documentaire de Côté, lui que l’on a coutume d’associer à la marginalité (celle qu’il assume par rapport à l’industrie cinématographique, celle de ses personnages) : Paul est bien un solitaire, un marginal, mais il l’est d’une manière typiquement contemporaine, alors que le propriétaire de la cour à ferrailles de Carcasses (2009) ou les culturistes de Ta peau si lisse (2017) semblaient évoluer dans leur propre univers, déconnecté du nôtre. En fait, nous pourrions dire que, même si Paul demeure pour le moins singulier, sa manière d’étaler au grand jour sa solitude et ses troubles de santé mentale est parfaitement représentative de l’air du temps. C’est en partie ce qui en fait le film le plus immédiatement accessible de Côté depuis longtemps, en même temps que le choc entre Paul et « Cleaning Simp Paul », entre le cinéma de festival et les reels, entre deux manières de (se) mettre en scène donc, amène d’emblée une réflexivité fascinante.

Jeune homme souriant montre un oiseau à une femme

En effet, Paul est traversé par une tension diffuse entre le cinéaste et son sujet, alors que l’un et l’autre essaient de garder le contrôle, le premier pour qu’il puisse signer son nom et inscrire l’œuvre de façon cohérente dans sa filmographie, le second parce qu’il s’agit d’une autre manière de se vendre. Cela n’empêche pas Côté de se montrer des plus respectueux envers Paul, et nous sentons à tout instant une curiosité bienveillante, envers les clientes aussi. Et comme celles-ci ont leurs propres exigences (ne pas être vues, ou seulement en partie, camoufler leurs voix, etc.), la caméra doit à chaque rencontre se plier à ces conditions et trouver de nouvelles manières de filmer les interactions entre Paul et les femmes. Ces contraintes amènent une douceur surprenante (rehaussée par la texture feutrée de la pellicule) qui se voit sans doute imposée par le sujet, car, après tout, les relations BDSM fonctionnent sous le mode du respect et du consentement, la soumission et les humiliations sont possibles uniquement parce qu’il y a un lien de confiance établi, parce qu’il y a des règles claires qui balisent ce qui est possible ou non, et un langage partagé (le fameux safe word) permettant d’exprimer quand elles sont brisées. C’est ce qui peut échapper à un regard extérieur peu habitué à ces pratiques, mais ce que le film représente bien : les relations entre Paul et ses clientes sont basées sur l’échange, la parole, une ouverture nécessaire et empathique à l’autre.

D’ailleurs, nous pouvons supposer que c’est en partie ce qui permet à Paul de reprendre contrôle sur sa vie, non pas parce qu’il cède (en partie) le pouvoir à ses clientes, mais surtout parce que ces relations viennent avec des rôles prédéfinis, comme un espace de jeu à partir duquel il est plus facile d’approcher l’autre. C’est l’idée derrière le fait de se décrire soi-même comme un simp, soit une personne (particulièrement un homme) cherchant désespérément à plaire en amour. La redéfinition de soi à partir d’un mot généralement péjoratif, que Paul s’approprie avec un clin d’œil amusé, peut ainsi dépasser le paradoxe apparent entre le fait de s’exhiber tout en se présentant comme un anxieux social : il s’agit, avant tout, de raconter sa propre histoire dans les termes qu’il a choisis. Cela témoigne de l’optimisme du personnage, qui approche sa prise en main avec un dévouement inspirant (d’autres sentiments inhabituels chez Côté), et, en même temps, de sa maîtrise des réseaux sociaux, qui lui permettent de se construire une identité, de s’exposer à partir d’une mise en scène consciente, calculée et quelque peu ironique, sans qu’il ne s’agisse d’une simple façade. Cela dit, Côté creuse assez peu ces questions : fidèle à son habitude, il préfère une posture plus détachée qui n’est pas sans une certaine facilité, et surtout qui crée assez rapidement une impression de surplace et de répétition, tant tous les enjeux sont posés rapidement et sont moins explorés que déclinés encore et encore au fil des rencontres.

Jusqu’à la finale, quand le cinéaste sent le besoin de réaffirmer qu’il s’agit bel et bien d’un « film de Denis Côté », en délaissant la simple observation pour amener Paul hors de son élément, le temps d’une promenade dans les bois, sur le Mont-Royal. La nature, l’errance et le détournement des conventions du documentaire évoquent d’autres œuvres de l’auteur, qui retourne ainsi la caméra vers lui, ou du moins qui impose de façon plus évidente sa sensibilité, comme pour bien assimiler Paul en en faisant une autre figure de la marginalité, plus proche de celles que l’on retrouve ailleurs dans sa filmographie. Il s’agit finalement d’une autre manière de se mettre en scène, par les moyens du cinéma plutôt que par le langage visuel de TikTok ou d’une story Instagram, et s’il y a quelque chose d’éloquent dans cette idée, cela ramène aussi le film à son aspect le plus purement transactionnel, avec Paul qui accepte de se laisser filmer par autrui dans l’espoir de trouver un autre public, en échange de quoi le cinéaste peut aller rejoindre le sien en festival. Tout ce qui tenait auparavant de la rencontre humaine s’efface et il ne reste que la mise à nu d’une stratégie de séduction, fascinante dans son contraste avec celle qu’utilise Paul sur les réseaux sociaux. Un parallèle qui semble nous dire, quoique de manière involontaire : à chacun sa façon de construire son identité et de chercher les likes.


1 mai 2025