Pauline Julien : intime et politique
Pascale Ferland
par Gilles Marsolais
En quinze ans, après des études en arts visuels, Pascale Ferland a réussi à réaliser quelques longs métrages documentaires, le genre concerné ici, dont aucun ne laisse indifférent. Ce qui, mine de rien, constitue déjà en soi un exploit. Son dernier film consacré à la chanteuse Pauline Julien confirme et renforce l’originalité de sa démarche.
Globalement, sa démarche se distingue par la qualité de son regard, par sa façon empathique d’aborder ses sujets et de les mettre en valeur. Consacré à l’architecture et aux installations curieuses que l’on observe parfois dans les villages et les rangs de la campagne québécoise, L’immortalité en fin de compte a ouvert la marche en 2003. Au lieu de se complaire dans le pittoresque des situations, la cinéaste relève la stigmatisation dont sont victimes les auteurs de ces œuvres. Dans L’arbre aux branches coupées (2004), deuxième film d’une série consacrée à l’obsession créatrice, c’est tout naturellement qu’elle s’intéresse à deux peintres moscovites, à deux Alexeï à la fois semblables et différents, tous deux dépassés et marginalisés par le système étatique lors de l’éclatement de l’ex-URSS. Déjà, on y décèle le souci d’inscrire les personnages dans leur environnement et dans leur historicité. Pour la cinéaste, l’évocation du passé de ces hommes ne vise pas tant à cultiver la nostalgie du communisme (à laquelle s’abandonnent à l’évidence les deux peintres naïfs avec leurs pinceaux) qu’à redonner à ceux-ci leur dimension humaine, la plus juste possible. Ils deviennent alors les témoins de l’Histoire. Elle privilégie aussi cette piste dans Adagio pour un gars de bicycle (2008), consacré au cinéaste René Bail, en donnant un sens à sa vie.
De film en film, Pascale Ferland peaufinera donc sa manière et maîtrisera de mieux en mieux les arcanes de l’art du montage, comme le prouve magnifiquement son dernier opus, Pauline Julien : intime et politique, qui est pratiquement un « film de montage ». Bien sûr, le mérite de cette réussite se doit d’être partagé entre la réalisatrice, responsable aussi de la recherche et la scénarisation, et le monteur attitré du film, René Roberge, qui a su donner corps à ce projet non sans péril, en domptant une matière protéiforme d’une richesse inouïe dont rêverait tout chercheur, incluant une abondance d’archives et de documents audiovisuels de toutes provenances. Manifestement, Roberge a aussi donné une âme à ce projet au moyen d’un montage discret, subtil, qui participe à la narration tout en fusionnant avec grâce les éléments disparates de cette riche documentation. Bref, cette approche suppose une étroite collaboration, voire une complicité de tous les instants entre la réalisatrice et le monteur. Grâce à ce formidable travail de montage qui structure littéralement le film et qui ne mise ni sur le pathos ni sur la nostalgie, Pascale Ferland parvient progressivement à donner la mesure exacte de Pauline Julien, cette « figure emblématique d’une époque charnière de l’histoire du Québec » selon ses propres termes, en la situant à ce double niveau de l’intime et du politique, comme l’annonce fort à propos le titre.
Le film démarre doucement. C’est d’abord à pas feutrés que l’on entre dans l’univers de l’artiste dont on découvre progressivement la force de caractère, la détermination et l’engagement. Puis, inévitablement, son itinéraire personnel et artistique étroitement lié à celui d’une société en ébullition sert de guide et nous fait revivre les moments forts de l’histoire du Québec, depuis la Révolution tranquille, en passant par la naissance du mouvement souverainiste, l’éclosion du FLQ, la crise d’octobre 1970 (dans la foulée de la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement canadien, faisant craindre le pire pour l’avenir de la démocratie) qui marqua un point de non-retour pour la société québécoise, puis l’arrivée au pouvoir du jeune Parti québécois en 1976, l’euphorie qu’il provoqua jusqu’à la désillusion du premier référendum du 20 mai 1980. Peu de temps après, le destin allait s’acharner pendant une décennie sur le couple que Pauline Julien formait avec Gérald Godin. L’amoureux, le poète, le ministre fut finalement emporté par un cancer au cerveau, le 12 octobre 1994. Durant toutes ces années, elle-même avait tenté tant bien que mal de cacher à ses proches la progression de sa propre maladie (une aphasie dégénérative). Amplifié par l’échec du second référendum du 30 octobre 1995, avec sa suite calamiteuse et l’agonie du rêve indépendantiste, ce coup fatal se solda pour elle, la Renarde en déroute, par son propre suicide. Symboliquement, Pauline Julien aura vécu dans sa chair la prise de parole de tout un peuple et son aphasie collective. Mais Pascale Ferland s’abstient de monter en épingle ces repères historiques : l’iconographie du film est déjà suffisamment éloquente à ce sujet. Et elle ne recourt à aucun artifice pour établir le rapprochement incontournable entre ces deux trajectoires : il semble couler de source.
Pour qui n’a pas vécu cette courte mais intense période, il est difficile, voire impossible, d’imaginer l’effervescence de ce moment historique où l’on voit un peuple amoché, doublement « colonisé de l’intérieur », sortir de 200 ans de survivance sous domination anglaise et « canadian ». Ce concentré de l’Histoire restitué au moyen d’images d’archives judicieusement choisies en donne une idée, sans dogmatisme. À l’origine de cet éveil, de cette prise de conscience existentielle, les artistes avaient déjà une longueur d’avance. C’était le cas de Pauline Julien qui, forte de son expérience parisienne dans les années cinquante, était aussitôt devenue, avec tant d’autres, le vecteur de ce mouvement de libération. Après y avoir chanté Léo Ferré et Boris Vian, elle retournait en France faire connaître les Gilles Vigneault, Gilbert Langevin, Raymond Lévesque et autres poètes québécois. Féministe de la première heure, elle défendait fermement, avec le sourire, la langue française, la culture et l’indépendance du Québec. D’autres images fortes démontrent qu’elle le portait en elle, ce projet d’affirmation et d’émancipation, avec fougue, au prix d’un travail solitaire, acharné, et ce avec peu de moyens. Jusqu’à ce que l’impensable se produise et que tout se déglingue. En contrepartie, grâce à de rares extraits de son journal intime et de leur correspondance lus en voix off, l’évocation de la vie amoureuse de la chanteuse avec Gérald Godin, échelonnée sur une trentaine d’années, reste sobre, nous ramenant inévitablement au sujet même du film. Et elle se fait plus discrète encore sur les dix dernières années de leur vie marquée par la malédiction de leurs maladies respectives.
Fort bien renseigné et documenté, ce film en impose donc par la qualité de son témoignage à la fois personnel et collectif, attesté au moyen d’une riche iconographie. Il se distingue aussi par l’utilisation pertinente des quelques chansons qui accompagnent l’image au lieu de la surligner. Bozo les culottes ne pouvait qu’être accolé aux actions du FLQ, La Manic à l’évocation de l’amour passionné du couple mythique, Le temps des vivants (Langevin-Cousineau) à sa sortie de prison suite aux événements d’octobre 1970 et à sa détermination plus forte que jamais de réaliser le rêve collectif. De La danse à Saint-Dilon, célébrant l’élection de Gérald Godin dans le comté de Mercier en 1976 (délogeant Robert Bourassa, le premier ministre d’alors et chef du Parti libéral), au choix de la chanson Mommy, dans le contexte de l’échec référendaire, la chute est proprement vertigineuse, le récit, terrible. Pour qui sait voir et écouter, tout est là. Tout commentaire off serait superflu.
Pauline Julien apparaît, dans cette cruelle et vivante illustration, à la fois solide et fragile, entière et souvent tendue au point de rupture. Elle nous a quittés il y a quelque vingt ans. Pourtant, on a l’impression que c’était il y a longtemps, dans un autre siècle, sur une autre galaxie. La réalisatrice a évité le piège des têtes parlantes en se limitant à des extraits d’entrevues de la chanteuse puisés dans les archives, si bien que le seul intervenant actuel de tout le film est le sculpteur Alan Glass, un ami de toujours. Comme il le dit à la toute fin, non sans émotion, l’évocation de Pauline éveille chez lui des souvenirs enfouis au plus profond de la mémoire. Il avoue, pudiquement : « Ça semble loin, loin, loin déjà, c’est le sort que nous allons tous vivre, tout le monde va nous oublier ».
Dans cette optique, notons au passage un effet de ralenti, où le temps semble suspendu, qui survient à point nommé pour aménager un espace de réflexion. Ou ce temps fort, terrible, qui permet de mesurer l’effet tétanisant produit sur les jeunes militants par l’annonce des résultats du référendum de 1980. Au moyen d’une ellipse, le film enclenche aussitôt sur le désordre neurologique de Gérald Godin alors en crise, illustrant la situation catastrophique qui vient court-circuiter les espoirs de toute une vie, voire de l’organisation sociale.
Bref, Pauline Julien : intime et politique est un documentaire émouvant, évoquant telle une étoile un monde qui pourrait déjà appartenir à un passé lointain. Un sentiment que ressentira le spectateur québécois qui aura partagé avec la chanteuse, avec le couple, cet espoir de voir naître un pays à la mesure et à l’image d’un peuple et d’une nation. Éphémère dans le film, cette bouffée de nostalgie permet surtout de mesurer la vitesse hallucinante à laquelle évolue notre époque, obligeant à un incessant rajustement même de nos rêves les plus généreux. Jadis, le rêve était généré et relayé par les artistes, chanteurs, écrivains, poètes, pendant que planchaient dans l’ombre les planificateurs chargés de le matérialiser. « Est-ce partie remise, Mommy ? », peut-on se demander. Ne vous y trompez pas : il ne s’agit pas là d’une lecture critique biaisée. À preuve : en pesant bien ses mots, Pauline Julien déclare à un journaliste anglophone que l’indépendance du Québec est absolument nécessaire pour sa survie, « pas seulement au niveau culturel, mais dans tous les domaines, comme au niveau économique ». Elle ajoute : « Il ne nous reste que quelques années pour sauver notre culture, notre nation ».
On retiendra d’elle ce titre d’un article : « Je suis une femme tenace qui veut réaliser ses rêves ! ».
21 septembre 2018