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Critiques

Peninsula

Yeon Sang-ho

par Ariel Esteban Cayer

L’apocalyptique est personnel dans le cinéma de Yeon Sang-ho, un cinéma de la désillusion, offrant un portrait des plus pessimistes de la Corée contemporaine et des divers maux qui l’affligent. Dans Seoul Station (2016)antépisode de Train to Busan faisant le pont entre la carrière d’animateur de Yeon (voir King of Pigs, The Fake) et ses plus récents films à grand déploiement – l’épidémie se répand, comme dans la vraie vie lorsqu’on néglige systématiquement les plus pauvres et les plus vulnérables. Ici, ce sont les itinérants aux pourtours de la gare, une travailleuse du sexe pourchassée par son ancien proxénète, divers laissés-pour-compte, citadins et manifestants mécontents qui écopent les premiers et expriment communément ce qui échappe aux puissants : « si j’avais un endroit où aller, je ne trainerais pas autour de la gare de Séoul ». Autrement dit, avant même que l’épidémie ne soit nommée, l’homme était déjà un zombie pour l’homme.

Bien que Train to Busan (2016) ou Psychokinesis (2018) se soient révélés plus divertissants – plus équilibrés aussi dans leur mélange entre pathos et critique sociale – la trajectoire thématique du cinéma de Yeon, sa posture vis-à-vis de la société coréenne, ne pouvait mener qu’à l’anéantissement symbolique. L’annihilation du pays est mise en marche dans Seoul Station, puis joliment dramatisée dans Train to Busan, pour finalement être menée à terme dans Peninsula. Il s’agit d’un film qui se déroule dans un univers de décombres, saigné de toute humanité ; un film sombre et glauque, qui contraste avec les qualités lumineuses, propulsives et ludiques du film précédent ; la distribution sympathique de celui-ci est remplacée ici par des mercenaires, des militaires et des truands archétypaux. Il s’y tue, pour ainsi dire, autant d’humains (vivants) que de zombies (morts-vivants), ces-derniers étant réduits au rôle de pure chair à canon : une horde menaçante finalement fort secondaire face aux querelles intestines des survivants.

La prémisse n’est pas sans promesses : suite aux événements de Train to Busan, un soldat (Kang Dong-won) réussit à quitter la péninsule contaminée pour les rives de Hong Kong. Quatre ans plus tard, il décide de retourner au pays pour y exécuter une mission à la solde d’un criminel. Flanqué de trois acolytes, il doit retrouver un camion contenant 20M$ et ramener le tout, moyennant une part du pognon. La Corée, rebaptisée « péninsule » est désormais une lande dilapidée, rappelant Escape to New York, ou encore les décors d’un Mad Max – à la différence que ceux-ci sont ici à peine visibles, car filmés dans la plus opaque des nuits. Les choses se compliquent évidemment rapidement lorsque nos héros rencontrent un clan de brigands ayant la main mise sur ce coin de territoire. S’en suivent poursuites de voitures dans les ruines, fusillades assourdissantes et quelques bonnes idées, tel un match de gladiateur entre zombies et humains captifs. Tout du long, l’élan reste cependant le même : regardez comme l’homme peut faire le Mal.

Peninsula se complaît ainsi dans une redite musclée des thèmes déjà usés de Seoul Station : une enfilade de clichés post-apocalyptiques, articulés au fil d’une écriture et d’une mise en scène approximatives, culminant en un constat des plus prévisibles sur la nature humaine en situation de crise. Autrement dit, Yeon arrive au paroxysme de son propos sur la civilisation et s’y bute, ne nous laissant voir que du noir. Nuit éternelle, malveillance de tous les instants, suite de décombres, économie de la survivance, héros sauvés in extremis… Si Train to Busan vibrait, c’est que le film détenait encore un élan d’humanité et d’originalité (voir également la récente comédie Odd Family: Zombie on Sale de Lee Min-jae) : une certaine idée de la civilisation offrant un contrepoids aux hordes de morts-vivants symbolisant son extinction. Avec Peninsula, la franchise se retrouve dévastée par les pires instincts de son créateur : un cynisme oblitérant tout, jusqu’à zombifier le film lui-même.

Il ne s’agit pas ici d’exiger plus de légèreté de la part d’un film post-apocalyptique, mais plutôt d’exprimer une déception face à l’inaboutissement du projet de Yeon. Déception de constater que sa figure du zombie est ultimement peu convaincante (loin de la figure au fort potentiel politique que l’on trouve chez Tourneur ou encore chez Jarmusch, en passant évidemment par Romero, qui en fit le symbole du déclin de notre civilisation capitaliste). Chez Yeon, le zombie n’est finalement qu’une grossière exagération, au mieux un catalyseur – à la fois générique et vague – de la noirceur dans le cœur des hommes. La catharsis qu’un tel film peut offrir en vraie période de crise (tandis que les failles de nos systèmes sont de plus en plus visibles jour après jour) est minime. Une telle complaisance déçoit, car elle révèle un rendez-vous manqué : une grogne qui aurait pu être mise à profit par un film sur l’époque, mais qui se retrouve diluée dans une posture rudimentaire de film d’action – un film de zombie en manque de mordant.

 


14 août 2020