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Critiques

PERFECT DAYS

Wim Wenders

par Bruno Dequen

Wim Wenders a 78 ans. Loin d’être anecdotique, l’âge de l’icône du nouveau cinéma allemand des années 1970 est indissociable de l’humble leçon de vie et de cinéma qu’il propose dans Perfect Days. Au-delà d’un retour en forme inespéré dans le domaine de la fiction, ce doux portrait du quotidien presque dénué de drame d’un préposé à l’entretien des toilettes publiques du quartier Shibuya de Tokyo s’inscrit dans la lignée des œuvres méditatives d’artistes au crépuscule de leur carrière. Que Perfect Days finisse ou non par être le dernier film de Wenders, cette chronique aussi légère que profonde est indéniablement conçue comme une sorte d’œuvre-testament.

Plus d’un demi-siècle après ses débuts au cinéma, Wenders revisite le type de personnage solitaire qu’il a su représenter comme personne, de Alice dans les villes à Paris, Texas. Ancrant son film dans un pays qu’il a tant aimé via son idole Yasujirō Ozu, il nous offre la compilation musicale des années 1960-1970 de ses rêves, et se permet de faire un film en écho au Paterson de son ami Jim Jarmusch qui a toujours affirmé lui devoir à peu près tout. À certains égards, Perfect Days, à l’instar de son titre hommage à Lou Reed, pourrait ainsi s’apparenter à un best of Wenders parfois trop beau pour être vrai – ce que certaines critiques n’ont pas manqué de lui reprocher d’ailleurs. Certes, il est indéniable que le cinéaste propose une vision idéalisée du quotidien de son personnage, édulcorant en apparence toute l’angoisse existentielle et le rapport étroit et complexe au réel qui faisaient l’essence de ses films cultes. Pourtant, loin de représenter une version simpliste et complaisante de son cinéma, Perfect Days reflète plutôt un regard mûri par les années sur l’essence de notre rapport au monde.

Les origines mêmes du film permettent d’expliquer en partie le portrait étrangement lisse qui est fait de Tokyo, puisque tout a commencé par un documentaire promotionnel visant à convaincre les Japonais d’utiliser les toilettes publiques. Afin de promouvoir leur réseau de douze sublimes toilettes conçues par d’illustres artistes et architectes dans le quartier Shibuya, The Tokyo Toilet Project a fait appel à Wenders. Or, ce dernier a préféré chercher davantage de financement pour réaliser au contraire un film de fiction – une initiative que n’aurait certainement pas reniée Gilles Carle. Nous nous retrouvons donc avec une chronique de quelques jours dans la vie de Hirayama (Yakusho Kōji), employé modèle de The Tokyo Toilet Project, et homme de peu de mots à la routine solitaire immuable. Avec un sens indéniable du cadre et du rythme, la première partie du film nous invite à absorber dans le moindre détail le quotidien de Hirayama. Dire que cet homme est méthodique relève de l’euphémisme. Du moment où il ouvre ses yeux au son du balayage de rue matinal à celui où il pose ses lunettes pour s’endormir après un peu de lecture, chaque moment de la vie de Hirayama est manifestement le résultat de gestes et d’actions répétés jusqu’à la perfection. Mentionnons simplement son impressionnante technique de pliage de matelas en seul mouvement, ou encore le parfait timing musical dont il fait preuve chaque matin dans sa camionnette avant de lancer l’une de ses cassettes fétiches, qui vont de The Animals à Nina Simone, en passant par Patti Smith, Van Morrison, Lou Reed et tant d’autres incontournables de sa génération.

japonais en uniforme nettoie une toilette

Hirayama semble ainsi être l’incarnation de l’homme bienveillant, imprégné d’une douce mélancolie (que le regard de Yakusho transmet naturellement), serein et attentif aux petites joies de la vie. Il aime ses vieilles cassettes ; il lit chaque semaine un nouveau livre usagé récupéré dans sa librairie de quartier ; il arrose avec douceur ses petites plantes récoltées au sein du jardin public dans lequel, chaque midi, il mange en prenant des photos des jeux de lumière que forme la cime des arbres. Inutile de mentionner qu’il ne possède ni cellulaire ni ordinateur, et que son appareil photo est analogique. Dans un sens, Hirayama a manifestement intégré la leçon de vie que proposaient les personnages d’enfants aux jeunes adultes égarés d’Alice dans les villes et d’Au fil du temps : cessez de vous torturer et apprenez à simplement regarder autour de vous. Dans Perfect Days, la dynamique semble même inversée, si l’on se fie au contraste qu’observe Wenders entre la sérénité apparente de Hirayama et les natures angoissées de son jeune collègue et de sa nièce qui apparaît subitement chez lui. Face aux aléas du monde et à l’omniprésence des écrans, Wenders nous propose-t-il tous de devenir d’heureux préposés à l’entretien satisfaits par les plaisirs simples d’une vie accrochée à un 20e siècle et un Japon mythifiés ?

Ce serait faire fi de la complexité de l’interprétation de Yakusho et de l’écriture méticuleuse de Wenders, qui font de Hirayama moins un gourou zen qu’un être dont l’hypersensibilité au monde est telle qu’il ne peut agir autrement. Pour Hirayama, la solitude n’est pas un choix, c’est la seule option possible. S’il n’est pas antisocial, toute forme d’intimité – physique ou émotive – est une charge trop lourde à porter pour lui. Comme il le mentionne à un homme lui demandant de prendre soin de son ex-femme propriétaire du bar dans lequel Hirayama va chaque semaine : « nous ne sommes pas comme ça. » On peut comprendre l’ex-mari d’avoir mal interprété leur relation. Après tout, pour la première et unique fois du film, Hirayama a semblé très affecté par la vision de cette femme avec un autre homme que lui. C’est toutefois moins par crainte de ne pouvoir développer davantage un lien que par peur qu’elle n’ait pas tenu la promesse qu’ils se font chaque semaine : que rien ne change, jamais. Dans les films du jeune Wenders, de telles suggestions dramatiques, alliées à l’évocation d’un passé familial abusif, auraient fait de Hirayama un solitaire profondément torturé et égaré, aux angoisses sexuelles débilitantes. Or, s’il est, comme nous tous et comme le disait Lou Reed, « parfois si heureux, parfois si triste », ce personnage incarne une forme de sagesse inédite chez Wenders : celle de celui qui, avec le temps, a su construire consciemment, à partir de ses limites et de sa singularité, un monde dans lequel vivre, un monde vivable. Les journées de Hirayama ne sont pas parfaites. Mais ce sont pleinement les siennes. Qui peut en dire autant ?


16 février 2024