Personal Shopper
Olivier Assayas
par Ariel Esteban Cayer
Médium à ses heures, Maureen (Kristen Stewart) est l’assistante de Kyra, un riche mannequin. Chargée de lui acheter ses vêtements, elle est en constant déplacement : entre Paris et Londres ; entre la maison de son frère, son appartement minuscule et le luxueux loft de son employeuse. Puis, entre le monde des vivants et celui des morts ; entre le matériel d’une robe scintillante, hors de prix, et l’immatériel d’un fantôme qui pèse sur ses épaules. Maureen attend un signe de son frère jumeau, décédé d’une malformation congénitale qu’ils partagent tous les deux. Lui seul saura la convaincre d’aller de l’avant : sortir de ce va-et-vient constant, de cet entre-deux perpétuel… de ce deuil qui l’afflige.
Cinéaste de genre à ses heures, Olivier Assayas signe ici un habile détournement des codes du film de fantôme, tout aussi énigmatique et séduisant que ses précédents exercices de style dans le domaine du thriller corporatif, Demonlover (2002) et Boarding Gate (2007). Plutôt que de parler du travail du cinéaste en termes de codes génériques, le théoricien Steven Shaviro écrivait que ces films « choquent car ils forcent le spectateur à prendre conscience des nouveaux espaces sociaux et narratifs engendrés par l’essor des nouvelles technologies et la réorganisation néolibérale et postfordiste du capitalisme ». Citant Fredric Jameson, Shaviro insistait sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’une tâche facile, tant ce nouveau schéma est « à strictement parler irreprésentable ; ses flux et ses transformations échappant continuellement à notre compréhension existentielle des choses ».[1]
Si Assayas visualisait jadis ce schéma mystérieux pour en tirer une intrigue à la menace sourde, voire inimaginable, son Personal Shopper fonctionne selon une même logique d’abstraction, un même désir de représenter l’irreprésentable. Dans le rôle de Maureen, Kristen Stewart succède ainsi à Asia Argento, Connie Nielson (même Maggie Cheung dans Clean), jouant l’héroïne sans amarres, typiquement « assayienne », dont la vie n’est plus la sienne tant celle-ci semble obéir à des forces invisibles. Cependant, là où Demonlover et Boarding Gate se contentaient de représenter ces attributs « proprement irreprésentables » du contemporain (ces non-lieux, ces flux de capitaux et ces intrigues globalisées), Personal Shopper ramène l’exercice à une échelle humaine. Ces espaces, tout comme ces technologies (messages textes, écrans) deviennent ici le théâtre d’un flottement fantomatique, d’une solitude immense, d’un malaise, d’un blues, proprement contemporain.
Autrement dit, Assayas s’attaque ici à une forme d’abstraction encore plus vaste, encore plus difficile d’accès : celle du cœur et de l’esprit. Au-delà de l’emploi de Maureen dans les hautes sphères de la mode européenne (l’habit du film plutôt que son propos), la qualité « proprement irreprésentable » que le cinéaste met ici en scène relève plutôt de l’intériorité de son personnage, de son désir de croire en autre chose. Les spectres d’Hilma af Klint et de Victor Hugo ne sont jamais bien loin – Assayas s’inspirant visiblement du spiritisme d’antan pour concevoir le personnage de Maureen : une femme au diapason de l’invisible, forcée de se mouvoir constamment entre les mondes (le sien et celui de Kyra, le tangible et le spirituel, le concret et l’insaisissable).
La performance de Kirsten Stewart s’avère en ce sens monumentale : à la fois nerveuse et subtile, présente et effacée, ne révélant que progressivement et très subtilement l’ampleur de la souffrance qui afflige son personnage. Si Assayas n’invalide jamais la possibilité du surnaturel (s’efforçant, au contraire, de nous le représenter tel quel, sans l’ombre d’un doute), c’est par désir de situer Maureen comme un vecteur de toutes les réalités ; de situer en elle le poids de ce qui est à la fois visible et invisible, dit et non-dit, extériorisé et ressenti dans les plus sombres profondeurs de l’âme. Le spectateur ne questionne jamais son point de vue ; il accepte, au contraire, la complexité d’un monde ou plusieurs intrigues (réelles comme métaphysiques) se déroulent simultanément.
La mélancolie de Maureen infiltre bientôt le film en entier ; toutes les sphères de la société que celui-ci nous représente et tous ces lieux qui connectent l’Europe entre elle Personal Shopper devient ainsi la visualisation, aussi inespérée qu’époustouflante, d’un deuil vécu à même la texture du monde qui le contient – un rare film sur la peine, qui parvient à transmettre ce sentiment en termes aussi esthétiques que narratifs. La caméra d’Assayas épouse les mouvements incessants de son personnage, visualisant l’idée d’une errance métaphysique à même les espaces, anonymes comme luxueux, qui la rendent possible.
Finalement, lorsque Track of Time, la chanson d’Anna von Hausswolf, retentit au générique et nous dit, de son premier couplet déchirant, que « You keep troubles in your mind / And you keep them there all the time / And you won’t share them apart / ’cause of your broken heart / You keep losing your time », Assayas ne pourrait être plus clair. Que faire, donc? La réplique finale de film, « Or is it just me? » pointe vers une solution simple : l’introspection, voire même l’exil. Non pas vers un ailleurs, mais bien vers une intériorité paisible, un répit nécessaire loin de la frénésie du contemporain (et des problèmes qui en découlent). Peut-être permettra-t-il enfin à Maureen de reprendre son souffle, de panser les tourments de la mort d’un proche… de vivre un peu.
23 mars 2017