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Critiques

PETITE MAMAN

Céline Sciamma

par Amélie Revert

Un monde sépare Petite Maman de Céline Sciamma de Portrait de la jeune fille en feu, son dernier long métrage au succès international. Pourtant, on y retrouve avec la même puissance l’élan émancipateur de la réalisatrice française, fil conducteur d’une filmographie toujours remarquable. Si le Prix du scénario à Cannes en 2019 nous faisait faire un bond dans le passé, en nous donnant à voir une histoire d’amour queer dans la Bretagne du XVIIIesiècle, Petite Maman nous emmène cette fois vers un imaginaire aussi onirique que tangible où se côtoient trois générations de femmes dans une temporalité singulière. Le film est donc une nouvelle occasion pour Céline Sciamma de représenter au cinéma la sororité, thème qui lui est si cher, à travers le prisme de la filiation.

Du haut de ses 8 ans, Nelly, incarnée superbement par Joséphine Sanz, dialogue avec sa mère Marion alors qu’elles séjournent à la campagne, dans la maison d’enfance de cette dernière qu’il faut vider après que la grand-mère a perdu la vie. Puisque les tourments de Nelly n’effacent pas son âge et son instinct aventurier, nous l’accompagnons dans les bois, qui deviennent en quelque sorte un espace mental où se superposent différentes réalités. Dès les premiers instants du film, Céline Sciamma parvient ainsi à établir un lien profond envers ses quelques personnages par la délicatesse de son scénario et la simplicité de sa mise en scène.

Grâce à des plans qui plusieurs fois se répètent et se répondent, la cinéaste manipule avec soin les rapports entre le passé et le présent. Ou peut-être s’agit-il plutôt du présent et du futur? De tout cela en même temps, en fait. Cette atmosphère troublante brillamment orchestrée installe une confusion latente et un ensemble d’interrogations. Venons-nous de nous engouffrer dans un conte surnaturel, guidés par Nelly? Croyons-nous aux histoires de revenants? Quels souvenirs gardons-nous de nos jeunes années? Quelque part entre la frugalité d’une forêt l’automne et la froideur d’un foyer inoccupé, l’incertitude perdure aussi parce que les univers de l’enfance et de l’âge adulte n’auront de cesse de se croiser dans Petite Maman. « T’étais pas la reine de l’orthographe. » « Ça te fait de la peine d’être ici ? » Nelly parle en effet à sa mère, se soucie de son état, comme si les rôles avaient été inversés. Assises sur son ancien lit, Marion préfère quant à elle évoquer quelques réminiscences, apprendre à sa fille pourquoi elle avait peur de la nuit , cette « panthère noire », lorsqu’elle était petite. Lorsqu’elle était, déjà, sa petite maman.

La peur, justement, va conduire Nelly jusqu’aux origines complexes de sa famille. Une maladie incurable, une opération, un père taciturne et un grand-père que l’on devine violent sont autant d’indices récoltés les uns après les autres par cette jeune fille piquée de curiosité et d’intrépidité afin de forger sa propre identité. Nichée au cœur du refuge qu’offrent les arbres alentour – tout comme l’était Mickaël dans Tomboy, le deuxième film de Céline Sciamma –, Nelly apprivoise son existence. Une compréhension qui passe notamment par le deuil, pilier évident de Petite Maman, que la cinéaste avait déjà exploré en signant le scénario de Ma vie de courgette, film d’animation de Claude Barras sorti en 2015. Là encore, Céline Sciamma raconte, comme très peu savent le faire, l’expérience de la mort vue de l’enfance dans un récit lucide et dépouillé de quelconque artifice ou lourdeur convenue. Au contraire, Nelly et Marion abordent sans filtre l’ultime au revoir, soulevant au passage cette pudique question: aurait-on agi autrement avec un être aimé si l’on avait su d’avance sa disparition ? La réponse proposée ici est une brève étreinte entre une mère fantomatique et sa fille, qui révèle la tendresse pure et naïve, mais surtout éphémère, de la jeunesse.

« Tu n’as pas inventé ma tristesse. » Cette phrase prononcée par la mère de Nelly est enfin la dernière clé pour entrevoir la profondeur de Petite Maman. Au-delà du deuil, ces quelques mots font la lumière sur cet autre mal, de vivre cette fois, qui semble hanter Marion, la petite maman qu’elle a toujours été, ou presque, et que Nelly ressent sans jamais avoir pu en distinguer l’immensité. Cet abandon de soi pour l’autre résonne, d’une certaine façon, telle une libération, pour les deux personnages que la mélancolie, dans son sens le plus grave, a fait devenir adulte un peu trop tôt dans la vie: l’une parce qu’elle en souffre, l’autre parce qu’elle la vit par procuration. Cet aveu nous incite également à considérer Nelly et Marion non plus sous le prisme d’une fille et de sa mère, mais plutôt comme des reflets l’une de l’autre.

Ainsi, Céline Sciamma nous captive, nous rend captifs d’un film dont, finalement, nous ne sortons pas tout à fait. Petite Maman est une démonstration cinématographique peu commune, qui convoque et fait retentir chaque fragment de fragilité, de vide en nous dans une sobriété toujours déconcertante.


27 mai 2022