Pieces of a Woman
Kornél Mundruczó
par Jérôme Michaud
La puissance affective qui émane de Pieces of a Woman de Kornél Mundruczó provient en grande partie de son éprouvante scène d’accouchement dont on peut déjà affirmer qu’elle sera l’une des plus marquantes de l’année. Le dernier opus du cinéaste hongrois demeure cependant plus convenu que ses œuvres précédentes (Delta, White God, Jupiter’s Moon), toutes d’une originalité pour le moins étonnante. Mundruczó risque ainsi de décevoir ses admirateurs les plus fervents, et ce même s’il parvient, dans un nouveau contexte de production, à dépeindre avec force et précision le complexe cheminement psychologique d’une femme ravagée par une perte incommensurable.
Pieces of a Woman marque pour Mundruczó un point de basculement alors qu’il s’aventure pour une première fois en Amérique du Nord. Tourné principalement à Montréal et mettant en vedette Vanessa Kirby, Shia LaBeouf, Ellen Burstyn et, dans un plus petit rôle, le cadet des frères Safdie, Benny, le film s’inscrit dans la lignée des œuvres en langue anglaise mises en scène par des cinéastes de renom ne provenant pas de pays anglophones. Cette tendance est aujourd’hui fort répandue, qu’on pense aux Chronic de Michel Franco, Louder Than Bombs de Joachim Trier ou The Lobster de Yorgos Lanthimos. Si ces migrations artistiques se font rarement sans heurts, Mundruczó s’en tire plutôt bien pour sa part. Il se garde judicieusement de trop ancrer son univers dans la culture bostonienne qui sert de cadre à l’histoire. Le spectateur n’a ainsi pas du tout le sentiment de découvrir la ville de Boston comme il le ferait de New York chez Baumbach ou Allen.
Ce côté désincarné du film passe relativement inaperçu en raison de la force universelle du scénario de la compagne de Mundruczó, Kata Wéber, avec qui il travaille depuis White God. À quelques variantes près, l’histoire pourrait se dérouler dans d’innombrables pays : un couple de classe moyenne se déchire au gré des douleurs ressenties et des divisions familiales que génère une mise au monde qui tourne au cauchemar. L’épreuve cruelle de perdre un bébé à la naissance, Mundruczó et Wéber l’ont vécue, et cela explique sans doute pourquoi ils réussissent avec une telle force à impliquer émotionnellement le spectateur dans le drame que traversent Martha et Sean.
En termes deleuzien, Mundruczó et Wéber ont eu une « idée en cinéma ». Placée au début, après quelques séquences de présentation des personnages, la scène d’accouchement dure plus d’une vingtaine de minutes – en temps réel. Le cinéaste se permet au départ de découper l’action de manière usuelle, mais dès que la tension monte, il laisse place à un plan-séquence maîtrisé qui camoufle habilement certaines coupes que l’on devine. Mundruczó et Wéber ont compris l’importance de montrer dans les détails et dans la durée le pénible accouchement de Martha – approche dont on aurait pu discuter la légitimité si elle n’était entièrement motivée par la suite de l’œuvre – et ce pour deux raisons. Cette manière de procéder assure d’abord une compréhension complète de l’événement que Mundruczó prend soin de filmer à l’aide d’une caméra attentive et fluide. Cela permet dans un second temps d’être à même de juger des agissements du couple et de la sage-femme contre laquelle une poursuite judiciaire sera entamée. Le spectateur peut alors se positionner moralement face aux prises de position de chacun des personnages. Tous moments ultérieurs à cette scène, que ce soient les querelles du couple ou les divergences d’opinion entre Martha et sa famille, renvoient directement ou indirectement à cet événement dont l’ampleur surdétermine les moindres états d’âme et agissements des protagonistes. L’accouchement devient ainsi une scène magnétique qui ramène vers elle l’ensemble du film et parvient à porter presque à elle seule un drame psychologique et familial qui, sans elle, aurait rapidement pu tomber à plat.
Alors qu’on surjoue constamment dans le cinéma américain, Mundruczó tempère le jeu de ses acteurs qui incarnent leurs personnages avec justesse, parvenant à une forme d’authenticité assez rare. Si on ressent plus l’actrice de carrière du côté de Burstyn, dont les dialogues sonnent un peu plus appris et interprétés, il n’en va pas de même pour Kirby et LaBeouf. La caméra du cinéaste capte avec délicatesse leur intimité, les montrant pensifs, en pleine introspection. La deuxième partie du film laisse ainsi une grande place à des silences qui révèlent l’intériorité des personnages et laissent transparaître la profonde affliction mélancolique causée par la perte du bébé. Bien que cette seconde section aurait gagnée à être resserrée, qu’on essaie d’émouvoir avec trop peu de subtilité à la fin du procès, Pieces of a Woman demeure un portrait psychologique réussi qui met en lumière avec brio un spectre de réactions, entre vengeance et pardon, face à une blessure indélébile involontairement causée par une personne bien intentionnée.
5 février 2021