Poesía sin fin
Alejandro Jodorowsky
par Charlotte Selb
Réalisé à l’âge vénérable de 87 ans, Poesía sin fin, le nouveau film d’Alejandro Jodorowsky présenté à la Quinzaine des réalisateurs l’an dernier, est l’œuvre d’un vieil homme. Pas au sens d’un artiste qui n’a plus rien à dire, mais plutôt d’un auteur qui souhaite faire la somme de son parcours artistique et léguer un film testament. Ou plutôt trois films, puisque celui-ci est le deuxième d’une trilogie autobiographique, amorcée en 2013 avec La danza de la realidad, et qui, on l’espère, se poursuivra avec un troisième opus censé relater la vie du cinéaste à Paris et sa rencontre avec André Breton. Après ses souvenirs d’enfance, Jodorowsky évoque dans cette suite le début de son âge adulte dans les années 1940 et 1950, après le déménagement de sa famille de Tocopilla à Santiago et sa rupture avec ses parents. Les aspirations contestataires de son père, évoquées dans La danza par une tentative d’assassinat ratée sur le président Ibáñez, sont depuis longtemps mortes et enterrées, et le jeune Alejandro ne supporte plus le conservatisme et l’autoritarisme du pater familias qui veut lui imposer des études de médecine. Il trouve sa rébellion dans la poésie, et quitte père et mère, aux grands sanglots de cantatrice de cette dernière, pour rejoindre l’univers bohème de la capitale chilienne. Il y découvre une faune colorée et fellinienne composée de clowns, mimes, danseurs, nains et femmes plantureuses. La plus formidable d’entre eux est la poétesse Stella Díaz, créature titanesque aux cheveux rouge vif et au corps arc-en-ciel dont s’éprend immédiatement le poète en herbe, et qui l’initie à l’érotisme et à la vie nocturne de Santiago.
Obsessions freudiennes obligent, la colossale muse est interprétée par Pamela Flores, l’actrice jouant également la mère. En confiant en outre le rôle du père à son fils aîné Brontis Jodorowsky et celui d’Alejandro adulte à son cadet « Adanowsky », le réalisateur brouille les cartes familiales, tout en affirmant que l’art est une affaire de famille. Après tout, c’est son père qui l’a involontairement poussé vers la poésie, et aujourd’hui Jodorowsky est un vieil homme en paix qui rêve au cinéma d’une réconciliation avec la figure paternelle. Par ses quelques apparitions à l’écran, Jodo sert de guide et de conseiller au jeune homme du passé, tempère ses colères et l’encourage dans son parcours de poète. Un parcours qui ne s’est pas démenti : lors de l’une des nombreuses scènes surréalistes du film, Alejandro et son ami le poète Enrique Lihn traversent la ville en ligne droite sans jamais se détourner de leur chemin, enjambant les obstacles et coupant à travers la chambre à coucher d’une vieille dame. Quelque 60 années plus tard, Jodorowsky vit toujours pour la poésie.
La ligne droite peut sembler une métaphore étonnante pour un artiste dont le bouillonnement créatif tient plutôt de l’évasion onirique et de la digression narrative. Mais il y a certainement une constante dans cette œuvre où la création et l’imaginaire ont toujours été la matière première filmique (les fans reconnaîtront d’ailleurs de nombreuses allusions à El Topo, La montagne sacrée et Santa sangre). Dans le monde selon Jodo, les chanteuses parlent en chantant, les danseuses marchent en dansant, et les poètes écrivent peu mais déclament toute la journée. Les décors et accessoires se mettent en place par l’intervention magique de mystérieuses silhouettes noires. C’est à travers les gestes de marionnettes que les amants se quittent sans se parler. « Poesía es un acto! » (la poésie est un acte!), crient en pleine rue Alejandro et Enrique, et ici l’art imprègne effectivement chaque mouvement de la vie. Mieux servi que dans le film précédent grâce au remarquable travail de photographie de Christopher Doyle, l’imaginaire jodorowskien, par son excès et sa truculence, est avant tout un espace de liberté et de refus de la norme. Pas étonnant que l’une des dernières séquences du film, juste avant le point de rupture de l’auteur avec son pays, montre le retour au pouvoir d’Ibañez, figure dictatoriale chilienne entourée de drapeaux nazis, évoquant ainsi ce « monde où il n’y a plus de place pour la poésie ». Mais tant qu’on aura les films de Jodo, la poésie sera sans fin…
2 mai 2017