Polytechnique
Denis Villeneuve
par Marcel Jean
Que Polytechnique soit l’occasion de nombreux débats et de discours émotifs dans l’ensemble des médias du Québec n’a que peu à voir avec le cinéma, mais beaucoup à voir avec notre propension nationale pour le psychodrame collectif. Car, il faut le dire, les discussions autour de la pertinence de réaliser un film à propos du drame terrible du 6 décembre 1989 ont tout du faux débat, dans la mesure ou presque personne, ici ou ailleurs, n’a mis en cause la réalisation d’Elephant de Gus van Sant, ni celle de United 93 de Paul Greengrass, ni celle de Savage Messiah de Mario Azzopardi. Il n’y a pas de sujets tabous. Cela devrait être un principe. Il y a cependant de bons et de mauvais films. Rappelons-nous même qu’il y a eu, en 2006, un film portant sur Karla Homolka (Karla, de Joel Bender), production aux motivations bassement mercantiles qui fut sanctionnée, à juste titre, tant par le public que par la critique. Soyons rassurés, Polytechnique n’est pas de cette eau. Que les producteurs du film aient uvré avec beaucoup de délicatesse auprès des victimes et des proches des victimes de cette tragédie, voilà qui est tout en leur honneur. Mais ça non plus, ce n’est pas du cinéma : c’est du savoir-vivre.
Parlons donc de cinéma! Car Polytechnique est un film, un vrai, sans doute le meilleur (et assez nettement) que Denis Villeneuve ait réalisé. Un film qui relate bien entendu les événements du 6 décembre 1989, mais surtout un film qui propose un point de vue original sur la question, un film qui aborde avec intelligence l’héroïsme, l’impuissance et le sentiment de culpabilité à travers ce qu’on pourrait traduire par la difficulté d’agir malgré la volonté de le faire. Cette question est introduite au cur du film par Jean-François, le personnage interprété par Sébastien Huberdeau (décidément un comédien très doué), confrère de classe de plusieurs des victimes qui, l’espace d’un instant, envisage la possibilité d’attaquer l’agresseur lorsque celui-ci intime l’ordre aux hommes de sortir de la salle de cours. Par une mise en scène précise, Villeneuve parvient à saisir ce bref moment, qui dure une ou deux secondes, pendant lequel Jean-François aurait eu une chance d’intervenir. Son drame, c’est la conscience d’avoir peut-être raté la fugitive bien qu’uniquement potentielle opportunité d’empêcher le drame. Il aura beau, ensuite, multiplier les efforts pour venir en aide aux femmes massacrées, son agitation restera vaine. D’où une culpabilité indicible et insupportable qui le mènera au désespoir.
Jusqu’à ce point du récit, donc, le parcours de Denis Villeneuve est sans faute. Les cadres admirables de Pierre Gill emprisonnent les personnages dans l’engrenage de la tragédie, le travail sonore de Claude Beaugrand densifie l’atmosphère, la fluidité de la mise en scène et la précision du montage s’allient au choix judicieux du noir et blanc pour donner une oeuvre obsédante et trouble, aux accents symbolistes, où se crée une tension entre l’abstraction et la représentation qui génère une sorte de malaise physique chez le spectateur. La comparaison avec Elephant, inévitable, tient au sujet et à quelques choix de mise en scène (notamment l’exploitation du thème de la déambulation), mais rapidement Villeneuve trouve sa voie propre et parvient à éviter la répétition maniérée.
Mais à partir de la disparition de Jean-François, lorsqu’il adopte le point de vue de Valérie (Karine Vanasse, pour une fois dans le ton, après les terribles égarements de Sans elle et de Ma fille, mon ange), Polytechnique perd un peu de sa force. On entre alors dans un drame réel, bien sûr, mais le point de vue est plus convenu. Le passage par la résilience et l’espoir, par l’avenir, ressemble en effet davantage à un passage obligé, imposé par la cruauté même du sujet et sa charge d’émotivité. Tout cela ne serait tout de même pas trop dommageable si le cinéaste s’arrêtait au bon moment, par exemple après la conversation téléphonique avec le père, bien écrite et suffisamment explicite. Mais là, il faut encore que Valérie écrive une laborieuse lettre destinée à la mère du tueur. Tout à coup, ce n’est plus du cinéma, mais de la sociologie. Tout à coup, on ne fait plus confiance aux images et aux sons, il faut tout souligner, en appuyant bien fort.
Comment expliquer, maintenant, que le cinéaste qui a eu l’intelligence, le talent, la mesure et le discernement pour réaliser la première heure de Polytechnique ait pu commettre une telle faute dans les deux dernières minutes de son film? Comment justifier que Denis Villeneuve, qui a jusque là admirablement fait preuve de sa foi dans le cinéma, cesse tout à coup d’y croire? Il n’y a pas de réponse évidente à ces questions, mais osons croire que le cinéaste n’a pas besoin de se faire dire que ces deux minutes affligeantes ne s’accordent pas à la logique interne de son oeuvre. Osons croire qu’il le sait très bien.
5 février 2009