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Critiques

POOR THINGS

Yórgos Lánthimos

par Alice Michaud-Lapointe

Au fil de sa filmographie, Yórgos Lánthimos nous a habitués à la déclinaison toujours particulière et dissonante de ses thèmes de prédilection. De Canine (2010) à The Favourite (2018) ont été disséquées l’hypocrisie des relations humaines, la question de ce qui apparaît « contre-nature » en société, notre bestialité refoulée, de même que les tensions entre un monde intérieur bouillonnant (l’innocence et la crédulité de l’enfance, les pulsions charnelles) et un extérieur fait de faux-semblants (la dureté des hiérarchies sociales, les jeux de pouvoir, les bienséances morales). Lorsqu’ils ne sont pas explicitement transformés en bêtes (The Lobster), les personnages de Lánthimos sont souvent dépeints comme des créatures en proie à leurs vices profonds et leurs instincts primitifs. Ne soyons ainsi pas surpris que Poor Things (« Pauvres créatures »), son plus récent film, adaptation du roman éponyme d’Alasdair Grey paru en 1992, s’inscrive avec fidélité dans cette filiation en condensant ces thèmes dans une apothéose réjouissante, où une version postmoderne (et somme toute assez punk) de la créature du Dr Frankenstein – ici Bella Baxter (Emma Stone) – détourne son statut de « chose créée » par l’homme pour interroger son agentivité, sa liberté et sa capacité à accéder au savoir.

Cette histoire, qui emprunte à l’odyssée, au film d’aventure, au film d’époque victorien et au récit d’apprentissage, navigue entre plusieurs univers, à l’image de ce bateau de croisière fantasmagorique qui vogue entre les mers qui séparent Glasgow, Lisbonne, Alexandrie et Paris, sa traversée divisant le film en chapitres. Bella Baxter renaît de la main du chirurgien chevronné Godwin Baxter (Willem Dafoe, tendre « savant fou » paternel qui place la science au-dessus des émotions), après que celui-ci ait découvert le cadavre d’une jeune suicidée enceinte. Bella est ainsi une fabrication, une créature hérétique et curieuse, au corps et au cerveau désynchronisés. Or, plus elle apprend, au fil des mois, à renouer avec ce corps à la fois familier et étranger, plus elle se transforme (à son insu) en créature de désir. Cette première partie du film met l’accent, dans un noir et blanc expressionniste et des sonorités discordantes, sur la perversité des renaissances et la naïveté des premières fois, Bella étant littéralement une femme-enfant, une poupée désarticulée qui marche vers son pouvoir sexuel et symbolique. C’est avec Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), un avocat si frivole et mondain qu’il en devient loufoque, qu’elle le trouve : plutôt que d’épouser l’assistant de recherche de Godwin, elle décide de fuir avec Wedderburn, celui-ci lui promettant les rêves et les trésors d’une Europe cosmopolite.

femme qui danse avec les bras levés

 

Bella Baxter s’émancipe cependant trop vite pour les hommes qui veulent la contrôler ou la posséder, et sa croissance intérieure s’arrime à la découverte de son énergie sexuelle inépuisable : Bella aime le sexe, partout, tout le temps, furieusement, et Lánthimos insiste sur la prédominance de cette sexualité survoltée au sein de l’éveil global de Bella, au point où certains plans laissent entrevoir une forme de fascination hypnotisante autour de la beauté de son actrice principale et du rôle atypique qui lui est conféré. Cet aspect, bien qu’un peu nébuleux et pas toujours subtil, n’est toutefois pas gratuit non plus, comme il est contrebalancé par une mise en scène où le mouvement frénétique est lui aussi au centre de la démarche esthétique – les objectifs grand angle, qui étaient déjà marqués dans The Favourite, sont ici décuplés, nous donnant l’impression de regarder le film depuis un aquarium ou sous un microscope, de même que les plongées, contre-plongées, plans tournés du sol ou depuis le plafond… L’appétit sexuel de Bella évolue d’ailleurs au fil de ses expériences sociales, comme il se conjugue à un désir ardent de savoir philosophique. Ses voyages et ses lectures lui en apprennent sur le cynisme, l’idéalisme, les principes du socialisme, au point où elle en vient, arrivée à Paris, à intégrer une maison de chambre – habitée par d’autres « jolies créatures », la connotation vieillie prenant une autre résonance ici –, et à réinventer les règles de ses rendez-vous intimes sous le signe de l’éthique du travail sexuel. Lánthimos dépeint Bella comme étant dévouée, d’abord et avant tout, à la réappropriation de son éducation pour répondre à ce qui l’anime viscéralement. Sa candeur initiale se mue en des perceptions sur l’humanité imprégnées d’une rationalité objectivement cruelle, qui rappelle l’univers scientifique dont elle provient. Après tout, cette vie nouvelle, faite de plaisirs, d’incompréhensions, mais aussi de désaliénation, n’est qu’une grande expérience scientifique et humaine à éprouver, une avancée vers le progrès, et l’attitude neutre de la protagoniste, qui cherche l’exploration dans son état le plus brut, se marie au ton reconnaissable de Lánthimos, toujours aussi décalé et provocateur dans sa distanciation, mais ici moins grinçant que dans ses œuvres précédentes.

Ce goût pour l’aventure se décèle en miroir dans l’approche formellement débridée de Lánthimos, qui repousse les confins de son inventivité stylistique avec Poor Things en misant sur une surenchère baroque d’effets et de références hétéroclites, allant de la peinture impressionniste aux visions en technicolor en passant par le courant du rétrofuturisme et les univers fantaisistes de Terry Gilliam et de Tim Burton. L’œuvre s’avère truculente et foisonnante, investie d’une âme à mi-chemin entre le récit rabelaisien décadent et le conte voltairien, où l’humour découle souvent de la désinhibition involontaire de Bella Baxter, qui nomme le monde tel qu’elle le voit, dans ses vices et ses absurdités. Poor Things, qui s’ouvre sur l’image d’une noyade en eaux tumultueuses pour se terminer sur celle d’un livre ouvert dans un jardin, nous incite à croire, avec l’espièglerie qui le définit, à la beauté des anomalies, mais aussi à tout ce qui demeure du côté mystérieux de l’informe, de l’« à-venir » : l’émancipation de tous ceux et celles qu’on traite comme des « créatures » demeure une force en mouvement jamais parfaitement acquise, une expérimentation en cours, qu’il faut continuer de poursuivre avec désir et indépendance d’esprit.


14 décembre 2023