Portrait de la jeune fille en feu
Céline Sciamma
par Céline Gobert
La puissance et les mystères du désir féminin sont les braises ardentes couvant sous le cinéma de la Française Céline Sciamma, souvent fascinée par des personnages qui parviennent à s’extraire des contraintes qui leur sont imposées pour éclore, vivre, être libres. Ses précédents longs métrages, Naissance des pieuvres, Tomboy et Bande de filles, contiennent tous en leur sein cette soif émancipatrice, et tout particulièrement, cette volonté de connaître le monde et ce qu’il possède de plus merveilleux : l’amour, qui, s’il s’accompagne toujours de complications et de souffrances, insuffle assez de force pour affronter la vie. Même les scénarios qu’elle a (co)signés, celui du film d’animation Ma vie de courgette de Claude Barras ou encore Quand on a 17 ans d’André Téchiné, s’articulent eux-aussi autour de l’idée salvatrice qu’une rencontre peut se révéler une force motrice incroyable pour avancer.
En narrant avec beaucoup d’élégance et de pudeur (parfois même un peu trop), la relation amoureuse entre Marianne, une artiste peintre, et sa muse Héloïse au XVIIIème siècle, Portrait de la jeune fille en feu, son quatrième long métrage, est sans nul doute son plus beau film, et peut-être aussi, son plus personnel, puisque ce motif (soit l’élan de vie qui jaillit de l’acte d’aimer) renvoie directement à la sphère intime : impossible de ne pas y déceler des échos avec la relation de couple que la cinéaste entretient elle-même avec l’actrice Adèle Haenel, depuis plus de dix ans. Cette partenaire de vie, elle la contemple intensément à l’écran, derrière sa caméra, faisant indubitablement de l’artiste Marianne (excellente Noémie Merlant) son alter ego. La réflexion qu’elle déploie dans le film sur la dynamique qui se joue entre l’artiste et la muse en est d’autant plus fascinante.
Celle-ci, si elle se déroule dans un contexte particulier (le huis clos d’une île bretonne et dans un temps donné, avant le mariage d’Héloïse), parvient néanmoins à s’inscrire dans une dimension féministe plus large. Dans un premier temps, le film montre les différentes façons dont s’étend le patriarcat : Héloïse est forcée de se marier par sa mère, la jeune bonne se fait clandestinement avorter, il est interdit à la jeune artiste de peindre des modèles nus masculins parce qu’elle est une femme… Dans un second temps, il amène son sujet plus loin, insistant à de multiples reprises sur la nécessité de refuser tout rapport de domination de l’artiste (homme ou femme) sur sa muse pour privilégier une relation d’égalité (« Si vous m’observez de là où vous êtes, sachez que je vous observe aussi », rétorque la muse Héloïse, ou bien plus tard : « C’est terrible. Maintenant que vous me possédez un peu, vous m’en voulez »). Quand on sait que le réalisateur Christophe Ruggia, dont Adèle Haenel a publiquement dénoncé cet automne le harcèlement sexuel alors qu’elle n’était encore qu’une jeune adolescente sur le tournage des Diables, s’est défendu des allégations portées contre lui en évoquant la figure du Pygmalion et « l’emprise du metteur en scène à l’égard de l’actrice », le film résonne, détonne encore plus… Marianne et Héloïse, les deux amoureuses du film de Sciamma, semblent lui répondre en choeur, réfutant dans une double posture (des personnages, et du couple Sciamma/Haenel) cette notion malsaine.
Mais au-delà de ces correspondances avec le réel, Portrait… est avant tout une ode à l’art sous toutes ses formes. Il n’y a qu’à se laisser porter par la beauté littéraire du texte pour en être renversé (Sciamma n’a pas volé son Prix du scénario à Cannes). Cela dit, comme à l’accoutumée, son cinéma demeure avant tout cérébral, théorique, emprisonné dans une intériorité et une pensée féminines dans lesquelles on ne pénètre que rarement. Il en résulte une certaine impossibilité à ressentir viscéralement l’intensité des émotions qui surgissent à l’écran et font tressaillir les personnages. Formellement, Sciamma n’a jamais été aussi maîtresse de sa caméra, comme Marianne l’est de son pinceau : de son point de vue, le visage d’Adèle, filmé sous toutes les coutures avec une admiration qui déborde sans cesse du cadre, tient parfois du divin. Même les plans-tableaux ultra travaillés, que ce soit les paysages naturels bretons ou les tête-à-tête étonnamment lumineux entre les deux femmes, ne contiennent jamais le souffle et le désir dont est gorgé chaque plan d’Adèle Haenel. Sciamma, au-delà de sa fascination d’artiste et de femme, semble surtout y affirmer la filiation, sinon l’appartenance à un corpus artistique plus large, lyrique et passionné, qui s’étend des mythes d’Orphée et d’Eurydice aux notes incandescentes de Vivaldi.
France / 2019 / Ré. et scé. Céline Sciamma / Ph. Claire Mathon / Mont. Julien Lacheray / SonJulien Sicart, Daniel Sobrino, Valérie Deloof / Mus. Jean-Baptiste de Laubier, Arthur Simonini / Int. Noémie Merlant, Adèle Haenel, Luana Bajrami, Valeria Golino, Christel Baras, Armande Boulanger / 124 minutes / Dist. MK2 Mile End.
13 février 2020