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Critiques

Potiche

François Ozon

par Eric Fourlanty

Vers la fin des années 70, dans une France bien giscardienne, l’épouse modèle (Deneuve) du directeur d’une usine de parapluies (Luchini) se voit obligée de remplacer à pied levé son mari à la tête de l’entreprise. Sur fond de luttes ouvrière et féministe, la bourgeoise provinciale s’émancipera, allant jusqu’à renouer avec une passade de jeunesse, devenu depuis député et maire communiste (Depardieu). Sur ce canevas assez convenu, Potiche accumule à un rythme effarant plus de rebondissements, de coups de théâtre et de répliques assassines qu’une saison entière de La P’tite vie.

Il y a, au moins, deux François Ozon. Celui de Sous le sable, du Temps qu’il reste, de 5X2 et du Refuge, un cinéaste sobre qui filme la rupture, le deuil et la mort avec pudeur et qui, la plupart du temps, séduit toute la critique cinéphilique hexagonale. Et puis, il y a celui de 8 Femmes, un réalisateur grand public qui, dans la lignée des Gérard Oury et autres Henri Verneuil, mène ses films tambour battant et dirige des stars de main de maître. Celui-là, la critique pointue l’aime ou le déteste. Les uns lui reproche son opportunisme, son savoir-faire et sa boulimie de tournages – 12 films en 12 ans : autant que Woody Allen, mais moins que Fassbinder. Les autres encensent sa maîtrise, son audace et son sens du spectacle. Et ce n’est pas avec Potiche que ce clivage va changer.

Bizarrement, c’est dans ce genre d’exercice de style, divertissement populaire assumé, que le talent d’Ozon est le plus évident. En effet, en apparence, un film comme Potiche ne veut qu’amuser un public qui ne demanderait que ça. Mais le plaisir est plus trouble qu’il n’y paraît. Deneuve joue, une fois de plus, brillamment avec son image sans la changer, Luchini fait son habituel atrabilaire et Saint-Gégé nous la joue romantico-nostalgique : on peut sourire de voir le trio principal faire son numéro avec brio (sans compter Karin Viard, irrésistible en secrétaire très particulière), mais Ozon va plus loin en brouillant les cartes entre la fiction et la réalité et en instaurant un décalage proche du malaise. Potiche est librement inspiré d’une pièce de boulevard écrite, en 1980, pour Jacqueline Maillan, une dynamo dans le genre de Dominique Michel, une star des planches méconnue au grand écran, exception faite de sa sublime Mme Bourdelle dans Papy fait de la résistance. Ozon a eu la bonne idée de choisir Deneuve pour tenir le rôle créé par Maillan. L’une est encore l’incarnation de l’élégance et de la retenue made in France alors que l’autre, avec son irrésistible abattage, sacrifiait tout à l’effet comique. Un décalage salutaire, qui passera inaperçu pour quiconque né de ce côté-ci de l’océan après 1970. Qu’à cela ne tienne : on trouve la pièce originale, avec Maillan, en 15 morceaux sur You Tube ! Un décalage plus profond : celui qu’Ozon a choisi de faire en abordant de front un élément essentiel à la planète cinéma, celui de la mémoire collective des cinéphiles.

Le film s’ouvre sur Deneuve qui, en survêtement rouge et bigoudis sur la tête, jogge dans une forêt enchantée. La séquence suivante, elle chantonne, l’air de rien, Emmène-moi danser ce soir, tout en vidant son lave-vaisselle. En quelques plans, c’est Peau d’âne et son cake d’amour qui, 40 ans plus tard, serait devenue la femme d’un petit industriel à l’ère de l’électroménager. Le coup de chapeau à Demy fait sourire (est-ce un hasard si le personnage de Deneuve fait dans le parapluie, de Cherbourg ou d’ailleurs?), mais le décalage lui confère une gaieté triste. De Howard Hawks à Truffaut, en passant par Douglas Sirk, les clins d’oeils abondent : Deneuve, au volant d’une voiture, foulard sur les cheveux et lunettes noires sur le nez, et c’est Hitchcock qui ressuscite;  dans le rôle des enfants du couple Deneuve-Luchini, Judith Godrèche est grimée en Farah Fawcett, époque Charlie’s Angels, et Jérémie Rénier est un Claude François sur l’air d’Alexandrie, Alexandra; Depardieu et Deneuve qui dansent disco sur Viens faire un tour sous la pluie et c’est une Fièvre du samedi soir si assumée que les deux acteurs plongent leurs regards dans celui de la caméra.

C’est dans ces instants de grâce que le talent si particulier d’Ozon fait mouche. Ce talent, c’est un désir de partager une mémoire commune de cinéphiles devant et derrière l’écran, celui d’établir une complicité entre cinéaste, acteur et spectateur non pas en faisant « comme si c’était vrai », mais en mettant à plat les conventions du 7e art et en faisant appel à des souvenirs de cinéma partagés, parfois aussi réels que le sont ceux de la réalité.

À l’instar d’un Tarantino qui, dans Pulp Fiction, filmait Travolta comme si le Tony Manero de Saturday Night Fever avait vieilli en tueur à gages, Ozon nous dit qu’il est impossible de filmer Deneuve aujourd’hui (et qui plus est Deneuve et Depardieu ensemble) en faisant fi, non pas de son image publique, mais de la centaine de rôles qu’elle a tenu. Impossible, en la voyant, de ne pas songer à Demy et à Buñuel, à Truffaut et à Polanski, à Téchiné et à Von Trier. Ozon joue avec notre mémoire collective de la grande Catherine qui, avec son visage de Garbo sexagénaire, incarne ici la mère d’enfants de 25 ans. Il en joue comme d’un décalage supplémentaire qui donne à Potiche un charme plus trouble et moins lisse qu’il n’y paraît.

Au-delà de son intrigue boulevardière, de ses manœuvres de séduction et du « savoir-faire » de François Ozon, Potiche est aussi un film sur le cinéma, sa mémoire, ses limites et sa capacité à réunir « those wonderful people out there in the dark».


12 mai 2011