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Critiques

Poulet au vinaigre

Claude Chabrol

par Juliette Ruer

Question terroir, Chabrol était grand. Poulet au vinaigre, par exemple. En 1984, le Claude file dans le bocage normand, à Forges-les-Eaux, ville de jeux, pour y tourner un polar à petit budget. C’est une histoire de meurtre sournois comme on les aime, où l’on salue l’arrivée dans son bestiaire de l’inspecteur Lavardin, alias Jean Poiret.

Le plaisir est décuplé pour qui connait le coin, mais pas besoin d’avoir de la crème dans le sang pour aimer. Remarquez, c’est du visé juste : ce diable de cinéaste élevé dans la Creuse est devenu normand le temps d’un tournage. Mieux, il fait respirer la Normandie comme les autochtones. Réaliste comme Flaubert, mutin comme Maupassant. Tout y est, la terrible humidité entre chien et loup, le froid pénétrant qui vient avec, le gris des jours plombés et le bleu timide qui rend l’herbe incroyablement verte. Les maisons en meulière, la brique rouge, les toits d’ardoises… Tout y est. Question terrain, il ne se trompe pas non plus; c’est vrai qu’elle est garce la courbe qui va vers Neufchâtel.

Dans ce cadre ultra français qui évolue peu, excepté pour les habitudes postales et téléphoniques anachroniques, l’étude de moeurs est une vraie culture in vivo. On comprend en quelques plans que, dans le coin, les positions sont campées et les haines, tenaces. Au bout de 45 minutes de film débarque la nonchalance même, l’inspecteur Lavardin. Il n’est pas d’ici : il sourit tout le temps en faisant son enquête, il a de l’aisance et un look de gentleman farmer; il explique comment on doit manger des œufs au plat avec du paprika (alors que les héros font tout un plat nouveau riche en festoyant de médaillons de foie gras et de ris de veau arrosés de Piper 76). Sans caste, l’inspecteur est le contraire de ceux qui l’entourent, les hommes et les femmes, les servants et les maîtres, les notables et la masse.

On a dit que c’était du mineur, que la musique du fils Chabrol ne collait pas, que c’était bancal, tiré par les cheveux. À part Poiret, pas la peine. Mais non ! C’est du pur beurre ! C’est même du Hitchcock picard : on y trouve un Mcguffin (vague magouille immobilière), des personnages tous aussi faux jetons les uns que les autres, une enquête habile et un suspense qui grimpe. L’humour noir est de rigueur. Et c’est toujours du Hitchcock dans la façon de dépeindre les personnages, en traits précis. Ajoutons à cela une touche de Maupassant façon Horla, pour avoir un bouquet particulièrement étrange. La galerie de portraits devient granguignolesque : Stéphane Audran, harpie dingue, en robe de jour rose et chaise roulante. Son fils, Lucas Belvaux, en postier boudeur. Jean Topar en médecin malsain, brutal avec sa bonne sourde qui a les traits fatigués d’Andrée Tainsy. Caroline Cellier  joue la putain rarement sobre en lunettes de soleil à verres dégradés par temps gris et Michel Bouquet, merveille d’acteur, prend le manteau rigide du notaire de campagne. Au milieu de cette volaille, il y a une Marylin aux champs qui a la gouaille de sa mère, Pauline Lafont.

Le film sent la terre, les routes bombées et les sorties de messe. Pour les nostalgiques du grand Claude et les Normands exilés, c’est un petit tableau de maître que l’on conserve comme une œoeuvre qui nous est destinée. Comme un paysage que l’on connaît par coeœur.


23 septembre 2010