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Critiques

Poulet aux prunes

Marjane Satrapi

par Céline Gobert

Parce que son violon est brisé, en écho aux éclats éparpillés de son cœur, Nasser Ali Khan veut mourir. On est à Téhéran, c’est l’année 1958.

Un postulat de base exploré audacieusement par Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, le duo gagnant de Persépolis, qui passent – avec cette adaptation à quatre mains de la BD de Satrapi, Poulet aux prunes –  du 9ème au 7ème art avec une facilité et un goût pour l’image déconcertants. Et, au-delà d’une histoire romantico-cruelle contée avec tout autant de férocité que de douceur, le duo fait preuve, sur le plan formel, d’une inventivité jubilatoire et courageuse. Ellipses, sauts dans le temps, récit morcelé, flashbacks : ils installent d’emblée une esthétique singulière dont l’intensité ne faiblira pas un seul instant. Jouant à fond la carte de l’emphase (décors carton pâte, technicolor, immersion du fantastique), ils déroulent une imagerie poétique originale, dont les couleurs tranchent paradoxalement avec la noirceur et le spleen du propos.

Mathieu Amalric interprète ce musicien maudit, un artiste écorché vif marié à la mauvaise femme (Maria De Medeiros), affublé de deux gamins encombrants, hanté par un passé, et un amour perdu, dont il ne peut se défaire. Quelque part entre rendu et narration très « conte des Mille et une nuits » (kitsch et paillettes au programme), cruauté de ton imposée par la vie et volutes de cigarettes, l’illustratrice franco-iranienne et son complice donnent chair à des personnages de papier, empêtrés entre souvenirs, ratés, deuils, instants de grâce, et catastrophes annoncées. Le film, lui, jongle avec les espaces-temps, les réalités, mêle tous azimuts présent fantasmé, anticipation mélancolique et nostalgie du passé. A l’instar de la vie elle-même, la forme est donc imprévisible, varie selon les époques, les sensations, les imprévus.

Au milieu, un casting exceptionnel (on pense à Jamel Debbouze en marchand fourbe, à Edouard Baer en ange de la mort, à Chiara Mastroianni en fumeuse abîmée) et un univers d’une richesse thématique incroyable, tiraillé entre deux extrêmes : beauté des instantanés de vie, et conscience lucide des éphémères.
En cours de route, une image frappe l’œil et l’esprit : la fillette du violoniste suicidaire s’amuse sur une balançoire. Un éclair, la remémoration enneigée d’une innocence promise au saccage et à la désillusion. On apprendra, en parallèle, son avenir fait d’ombres et de douleurs. Pour le moment, elle se balance. Ange virginal. L’instant d’après, une voix off la condamne. Destin immuable. Poulet aux prunes ne parle in fine que de cela : la perte des illusions, à mesure que s’abattent les coups du sort.

Cette image, forte et belle, résume l’existence même : une oscillation perpétuelle entre les jouissances les plus pures et les drames les plus obscurs. Un paradoxe lové dans une seule seconde que seul l’art pouvait capter. Ainsi, la musique de l’homme désespéré traduit-elle les accents d’une femme qu’il a laissé s’envoler, le film des deux bédéistes contient-il toutes les interrogations philosophiques d’une vie humaine ? Point de hasard s’ils citent Socrate, s’interrogeant : sommes-nous seulement les jouets impuissants du destin ? Des marionnettes conditionnées par notre entourage ?

Leur Poulet aux prunes, mi tragédie grecque, mi fantaisie burlesque, révèle en réponse les contradictions des destinées : des forces aussi joviales que méchantes, des passages aussi amers que délicieux. Lorsque le père dévoile à sa fille la supercherie des marionnettes qu’elle admire, l’instantané est plus cruel que banal et en appelle à nos propres fils – en bons pantins et jouets des dieux que nous sommes – toujours tirés par d’autres, dit le film. D’ailleurs, dès le départ,  il n’y a pas de mauvais suspense : Nasser Ali Khan est condamné, promis à la mort. C’est en filigrane à cette fatalité annoncée qu’apparaît alors l’épine dorsale du film: l’Amour avec un grand A. Celui que l’on offre, que l’on reçoit, amours non réciproques et amours folles, amours impossibles et décriées, amours qui nous filent entre les doigts et amours qui nous consument.

Au détour d’une rue, un jour, des années après le drame charnière d’une vie, (qui a toutefois rendu possible l’émergence d’un génie musicien et d’un film plein de grâce), les protagonistes approchent une vérité tandis que les deux réalisateurs déroulent la morale de leur fable : s’il nous est impossible de faire tourner la roue du destin à notre guise, nous pouvons encore aimer. L’art, une femme, l’existence dans tous ses éprouvants contrastes. Aimer, jusqu’à se laisser mourir, faute de pouvoir se fondre dans l’amour même.

La bande-annonce de Poulet aux prunes


24 juin 2013