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Critiques

Pour vivre ici

Bernard Émond

par Gérard Grugeau

À l‘instar de Pierre Vadeboncoeur de qui il était très proche par l’esprit, Bernard Émond a toujours porté un regard lucide – et dépourvu de cynisme – sur l’évolution de la société québécoise. Dans un texte lu en 2010 aux obsèques de l’auteur de L’humanité improvisée, le cinéaste rappelait certains des grands principes défendus par l’intellectuel engagé – « la liberté, la justice, la solidarité, la pérennité de la culture et des traditions » – avant d’ajouter et de conclure : « Il ne faut pas que la source se tarisse.1 » Cette phrase où se lit le souci de l’importance de la transmission pourrait être mise en exergue de Pour vivre ici tant elle fait écho au sentiment de la perte, thème cher à un réalisateur qui n’a eu de cesse, au fil de son parcours, de questionner nos racines et de « prendre soin » de notre humaine condition ici et maintenant.

Chez Bernard Émond, documentaires (L’épreuve du feu, Le temps et le lieu) et fictions (La femme qui boit, 20h17 rue Darling, La Neuvaine, Contre toute espérance, La Donation, Tout ce que tu possèdes) se déploient avec leur part d’absolu et de doute, parés qu’ils sont d’une sorte de vision prophétique sous laquelle pointe une vive inquiétude morale. Arrimé fermement à l’héritage religieux et terrien du Québec qu’il revisite au risque d’être perçu comme passéiste, son cinéma aborde toutefois notre devenir au sein de la modernité dans une perspective agnostique. En osmose avec les films précédents, le dernier long métrage du cinéaste ne fait pas exception à la règle. Avec une même constance, le récit y poursuit l’observation implacable de la déperdition de sens, du déracinement de l’être, de la dissolution des repères culturels, de l’agitation vulgaire et mortifère du consumérisme, de la décomposition sociale liée au confort et à l’indifférence du temps présent.

Pour vivre ici s’inscrit évidemment à contre-courant de la production québécoise actuelle, s’efforçant de nous ramener une fois de plus à une forme d’élévation spirituelle et à « la conscience de ce qui nous a fait »2 en tant que peuple résilient en terre d’Amérique. Embrasser large tout en prenant en compte ce qui dépasse la condition humaine : ainsi va le cinéma de Bernard Émond dans sa quête entêtée et tourmentée. Mais face à ce nouvel opus qui pourrait avoir valeur testamentaire et prétendre au statut d’œuvre-somme puisqu’il s’agirait selon le réalisateur de son dernier film, force est de constater qu’il n’y a plus aujourd’hui grande source d’étonnement à l’écran pour le spectateur. Campés sur les sentiers battus d’un territoire imaginaire maintes fois arpenté, Pour vivre ici reproduit de fait un système figé, fonctionnant en boucle, qui aurait perdu en chemin une partie de sa vitalité. Difficile, bien sûr, de se réjouir d’un tel constat tant le cinéma de Bernard Émond, jamais loin de l’anthropologie, s’est toujours évertué à renvoyer ses personnages à ce qui les constitue au passé comme au présent, dessinant par ailleurs une sorte d’archéologie collective où les traces persistantes de la religion côtoient les acquis de la Révolution tranquille.

Pour vivre ici suit la trajectoire de Monique qui vient de perdre son mari, un homme à la bonté exemplaire dont elle s’ennuie. On l’aura compris, le film travaille l’idée d’un deuil incommensurable avant que le personnage ne renoue avec la vie au contact de la beauté du monde. Partition connue chez un Bernard Émond dont les films suivent toujours un arc dramatique qui oscille entre l’accablement et la remise en oeuvre du désir, tout en guettant dans le surgissement du quotidien les ressorts d’une régénérescence poétique. Ce qui permet ici au cinéaste d’ébaucher par de longs plans séquence ouverts (Monique marche « pour ne pas tomber ») et le resserrement soudain du cadre, la cartographie d’une intériorité en souffrance qui met en correspondance les visages et les paysages. Ainsi prend corps une présence au monde qui va s’intensifiant et qui se voit, bien sûr, renforcée par la figure d’Élise Guilbault, la muse fidèle, dont Émond capte les moindres variations d’expression tout en inscrivant son personnage dans des environnements naturels : ici, Baie-Comeau sur la Basse Côte-Nord et Sturgeon Falls en Ontario, là où Monique revient sur les lieux de son enfance. Ce retour aux racines nous vaut d’ailleurs une séquence au Club social de la petite ville qui prend une belle dimension documentaire.

Entre ces deux pôles, il y aura le périple à Montréal où la mère endeuillée au regard bienveillant sera confrontée à la fragilité des relations filiales et à leur dissolution dans le tourbillon d’une modernité qui tend à solder son héritage spirituel. On pense alors au Voyage à Tokyo d’Ozu, mais à la différence près que Pour vivre ici n’échappe pas totalement à l’univocité dans la description du cercle familial élargi. Seul le personnage d’Adhita (Amena Ahmad), la nouvelle conjointe du fils, apportera une vraie part d’humanité dans le délitement de ces liens d’intimité. Suite au constat de cette cassure dont la mise en scène dépouillée enregistre les affects étouffés sur un ton doux-amer, la transmission souhaitée par Monique se déplacera ailleurs, vers une famille élective incarnée par le personnage vertueux de Sylvie (Sophie Desmarais), une amie d’enfance d’un fils disparu travaillant auprès des jeunes autistes et véhiculant les valeurs d’empathie et de solidarité qui rassurent la veuve. Dans cette alliance nouvellement scellée, celle-ci puisera alors le courage de continuer.

Si ce parcours tout en sinuosités questionne sur le mode méditatif le destin collectif d’un Québec flottant dans le vide entre passé et présent, il demeure hélas en grande partie prévisible. Et ce même si Pour vivre ici s’avère comme toujours chez Émond porté par une écriture rigoureuse qui cherche sa densité dans la sédimentation de ses résonnances souterraines. Sans convaincre, le cinéaste utilise en outre une voix off (Angèle Coutu) qui impose par intermittences un temps de narration distancié. Il en découle un effet dramaturgique redondant qui dessert le récit, l’alourdissant plutôt que de lui donner du relief. Au gré des sillons qu’il creuse, le film distille en bout de ligne une émotion diffuse, mais butte sur les mystères du monde dont il peine à toucher l’essence. Comme si cette surface d’apparition qu’est le cinéma n’avait fait, dans le cas présent, qu’effleurer le souffle sacré qui unit toute chose au lieu de l’étreindre avec effusion.

 

1. Pierre Vadeboncoeur : le sens de ce qui importe. Revue Relations, No 740, mai 2010

2. Entrevue accordée à Marie-France Bazzo : Les grands entretiens, Radio-Canada, 15 février 2018

 


21 mars 2018