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Critiques

PRISCILLA

Sofia Coppola

par Marie-Lise Rousseau

Qu’elle dépeigne le quotidien de cinq sœurs surprotégées par leur famille religieuse (The Virgin Suicides), le déracinement d’une jeune mariée catapultée au Japon (Lost in Translation) ou la jeunesse étouffante de la future reine de France dans la cour de Versailles (Marie-Antoinette), Sofia Coppola a toujours le doigté pour porter au grand écran le récit de jeunes femmes cloîtrées et prisonnières, chacune à leur manière, de leur condition. Trois ans après l’oubliable On the Rocks, la cinéaste renoue avec son thème de prédilection en adaptant les mémoires de Priscilla Presley, Elvis and Me, parus en 1985.

Avant même sa rencontre improbable en 1959 avec celui qu’on surnomme déjà le roi du rock and roll, Priscilla Beaulieu souffre de solitude. Sa famille vient d’être parachutée sur une base militaire en Allemagne de l’Ouest. Alors qu’elle peine à développer des liens avec ses nouveaux camarades de classe, l’écolière de 14 ans tombe dans l’œil – puis sous l’emprise – de la plus grande star de la planète, qui accomplit à l’époque son service militaire sur le vieux continent. Armé d’un magnétisme irrésistible et précédé de son aura étoilée, il ensorcelle la jeune Priscilla Beaulieu qui succombe immédiatement à son charme – tout comme ses parents, qui consentiront deux ans plus tard à ce qu’elle emménage avec lui dans sa mythique résidence de Memphis, au Tennessee.

De l’extérieur, cette relation du siècle dernier correspond en tous points au scénario classique d’un conte de fées. Or, il n’en est rien. Sous le vernis toujours parfaitement appliqué sur les ongles de sa protagoniste, s’effrite peu à peu celui de ses illusions sur l’amour qui l’unit à son idole. Plus le temps passe, plus Graceland prend des allures de prison dorée. Éloignée de sa famille et sans ami, la jeune femme se retrouve complètement recluse. Un travelling arrière la montrant, seule, regarder le monde extérieur de par sa fenêtre illustre puissamment cet isolement. De manière implicite et tout en finesse, Cailee Spaeny (Prix de la meilleure actrice à la plus récente Mostra de Venise) incarne l’inconfort de plus en plus vertigineux qui habite l’héroïne.

Elvis embrasse sa femme pour la caméra

Le titre du film est sans équivoque : Priscilla ne s’attarde aucunement à la remarquable carrière d’Elvis Presley, il braque plutôt les projecteurs sur celle qui a vécu 14 ans dans son ombre. Comme il prend l’affiche à peine un an après l’Elvis de Baz Lhurmann, on pourrait interpréter cette offrande comme une réponse dépouillée de tout artifice à l’exubérance de ce drame biographique. Alors que Lhurmann relate la création du mythe d’Elvis, Coppola le déconstruit brique par brique en montrant l’envers de la médaille de la vie glamour du King, en toute intimité. D’ailleurs, après visionnement, il semble désormais inapproprié d’employer ce célèbre sobriquet pour décrire l’artiste emblématique, puisque derrière lui se cache un homme contrôlant, colérique et violent interprété avec sobriété et conviction par Jacob Elordi.

Coppola évacue le personnage public d’Elvis jusque dans la trame sonore de son film – toujours consciencieusement réfléchie dans son œuvre –, sur laquelle ne figurent à peine que quelques notes interprétées au piano de Love Me Tender. En descendant l’icône culturelle de son piédestal pour s’intéresser à son statut de conjoint, puis de mari, Sofia Coppola raconte une histoire tristement universelle et commune, soit celle d’une relation toxique. L’admiration sans bornes que voue la jeune et vulnérable Priscilla à son idole de dix ans son aîné confère à Elvis un pouvoir incommensurable sur elle. D’abord intimidant par sa notoriété, il le devient ensuite en instaurant insidieusement un climat de peur au cœur de leur vie conjugale. Les débuts de leur relation ne sont pas étrangers à ce que décrit l’écrivaine française Vanessa Springora dans son récit Le consentement, qui raconte l’emprise qu’a eue sur elle le célèbre auteur Gabriel Matzneff.

Quelques scènes sont particulièrement révélatrices, notamment lorsqu’Elvis impose ses choix vestimentaires et capillaires à sa conjointe, statuant de quelle couleur elle doit teindre ses cheveux et quels vêtements adopter. En la choisissant si jeune et ingénue, il peut ainsi modeler Priscilla à son image pour en faire sa poupée, impeccable faire-valoir. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si le film s’ouvre en montrant la jeune protagoniste se faire une beauté. Toujours tirée à quatre épingles, elle se doit d’incarner la perfection en tout temps, même lorsqu’enceinte de leur fille (en surveillant son poids) ou au moment de donner naissance (en prenant soin de poser de faux cils, question d’accoucher avec classe). Sofia Coppola met en scène cette dynamique raboteuse tout en délicatesse et avec beaucoup de grâce. La direction artistique particulièrement soignée de Priscilla, avec son atmosphère feutrée, sa lumière vaporeuse et ses tons pastel, ne pourrait être plus au service du récit et à l’image de sa protagoniste. La réalisatrice fait ainsi preuve d’une maîtrise remarquable. Son regard sensible et la force évocatrice de ses images permettent mieux que dans toute autre œuvre de son cru de plonger au plus profond de l’intériorité de son héroïne.



20 novembre 2023