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Critiques

P’tit Quinquin

Bruno Dumont

par Bruno Dequen

CARPENTIER
On est où là? « La Bête humaine! » C’est du Zola mon commandant…
VAN DER WEYDEN
  On n’est pas là pour philosopher Carpentier.
CARPENTIER
Quand même, c’est incroyable!

Perchés sur le bord d’un de ces fameux bunkers historiques disséminés tout au long des plages du Nord-Pas-de-Calais, deux gendarmes, perplexes, observent une scène de meurtre pour le moins inusitée : des restes humains découverts à l’intérieur d’une vache morte. Alors que le visage ravagé par les tics du commandant de gendarmerie Van der Weyden regarde cet étrange spectacle avec une lassitude proche de l’apathie, Carpentier, son fidèle adjoint, ne peut s’empêcher de penser à Zola. Quelques instants plus tard, après avoir engueulé une bande de gamins curieux qui épiaient la scène, les deux gendarmes trébuchent et se retrouvent étalés sur la plage. Bienvenue dans l’univers du P’tit Quinquin, la première série télévisée de Bruno Dumont, et la comédie la plus originale et imprévisible qu’un cinéaste a concoctée depuis des lustres.

Sur papier, le fait même que Bruno Dumont ait décidé de se mettre à la comédie assurait déjà à son projet un fort coefficient d’originalité. Figure marquante du cinéma d’auteur contemporain, le cinéaste français a suscité depuis ses débuts avec La vie de Jésus et son triomphe inattendu à Cannes avec L’humanité des réactions aussi passionnées que violentes. Néanmoins, si le projet a pu être affublé de multiples épithètes, « drôle » n’a jamais fait partie du répertoire. La réussite du P’tit Quinquin est donc d’autant plus flamboyante que Dumont, loin de rejeter l’univers singulier et les préoccupations qui l’habitent depuis toujours, parvient à intégrer la farce et le burlesque au sein de ce monde. Fidèle à son coin de pays, travaillant de nouveau avec des acteurs non-professionnels au charisme inimitable, usant d’un montage limpide fondé sur des plans magnifiquement cadrés, plus que jamais obsédé par ce « mal métaphysique » qui ronge une humanité pourtant si ordinaire, Dumont retourne ainsi en territoire familier. En quelque sorte, le P’tit Quinquin, c’est L’humanité soudainement envahie par le Gendarme de Saint-Tropez. Or, l’humour et la légèreté dont fait preuve Dumont, loin de nuire à la puissance de sa vision, provoquent au contraire un véritable électrochoc salvateur pour son œuvre, démultipliant l’ambivalence fondamentale sur laquelle repose son art.

Bruno Dumont a en effet toujours eu le don de cultiver les paradoxes. Cinéaste matérialiste hanté par des questionnements philosophiques teintés de spiritualité, le cinéaste trouve ici une forme parfaitement adaptée à sa démarche atypique. Il n’y a pas une scène, pas un personnage de P’tit Quinquin qui ne présente de multiples niveaux d’interprétation et ne force le spectateur à revoir son propre rapport à la comédie et, plus largement, au monde. Alors que la gueule cassée et la gouaille de ce P’tit quinquin, fils impoli et chef d’une bande de gamins turbulents, nous invite à le placer parmi les grands garnements du septième art, la profondeur de son regard et les déclarations d’amour étrangement solennelles qu’il fait à sa jeune voisine nous incitent presque à croire le jeune prêtre qui voit en lui « l’espoir de l’humanité ». De même, on est en droit de se demander si la multitude de tics faciaux dont nous gratifie l’incroyable Bernard Pruvost dans le rôle de Van der Weyden sont le simple signe d’un malaise de l’acteur ou le fruit de l’anxiété inavouée de son personnage trop conscient de faire face aux bas-fonds de l’humanité. Après tout, c’est bien lui qui ne cesse de répéter qu’il est « au cœur du mal »… Ainsi, la confrontation entre son regard et celui d’un jeune handicapé mental vers la fin de la série nous apparaît à la fois grotesque et terrifiante.

Tout en faisant preuve d’une maîtrise surprenante des rouages de la comédie, Dumont parvient à teinter la moindre scène d’un profond malaise. Jamais son utilisation des acteurs non-professionnels n’a semblé aussi à propos puisque le rire que provoque le moindre comportement ouvertement ridicule demeure voilé d’incertitude. Utilisant au mieux la longueur du format télévisuel, Dumont nous force à remettre constamment en question nos préjugés et nos attentes. À peine pensons-nous être arrivés à saisir un personnage que celui-ci se dérobe à nous. Comme le sait (ou pas) Van der Weyden, l’impossibilité de lire un regard demeure la chose la plus terrifiante au monde.

 

 

La bande annonce de P’tit Quinquin


19 février 2015