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Critiques

Push

Fredrik Gertten

par Gérard Grugeau

En 1963, le réalisateur italien Francesco Rosi tournait Main basse sur la ville, un film résolument politique qui dénonçait les actions de spéculateurs immobiliers sans scrupule en banlieue de Naples. Dix ans plus tard, au Québec, Réjeanne Padovani de Denys Arcand s’en prenait à la collusion entre politiciens véreux et mafieux de la construction qui expropriaient sans vergogne pour démanteler les vieux quartiers populaires de Montréal et construire l’autoroute urbaine de la modernité en s’en mettant plein les poches. Le documentaire Push du réalisateur Fredrik Gertten s’inscrit à sa façon dans le sillage de ces classiques du cinéma qui ont su l’un et l’autre, à leur époque respective, « fictionner » le réel pour aborder les enjeux sociaux liés à l’habitation. Aujourd’hui, à l’heure du capitalisme financier globalisé, toutes les grandes métropoles sont à leur tour menacées par la folie spéculative, mais le « monstre » a désormais pris la forme d’une hydre tentaculaire qui agit dans l’ombre, tel un ennemi invisible aux ramifications vertigineuses.

Coproduction entre la Suède et le Canada, Push dresse un état des lieux aussi percutant qu’inquiétant de la situation du logement dans les grands centres urbains de la planète devenus au fil du temps le terrain de jeu exclusif des plus fortunés. Le film se présente donc comme une enquête pour remonter à la source de ce phénomène mondial qui gagne en importance. Leilani Farha, rapporteuse spéciale de l’ONU sur le logement convenable, parcourt le monde et elle est ici notre guide. C’est à travers ses yeux, ses actions sur le terrain et ses rencontres (avec notamment la sociologue Saskia Sassen, le Nobel d’économie Joseph Stiglitz et le romancier italien, Roberto Saviano, traqué par la mafia) que nous pénétrons peu à peu les méandres d’un système opaque qui resserre son emprise sur le parc immobilier du globe.

De Toronto à New York en passant par Londres, Berlin, Paris, Valparaiso ou Uppsala, le phénomène se répète à l’identique : embourgeoisement des quartiers, évictions souvent déguisées des locataires à faibles et moyens revenus, augmentation des loyers, construction de condos de luxe qui restent souvent inoccupés car achetés par des spéculateurs étrangers. En fait, la crise est plus profonde, comme le montre éloquemment le film. Sans coup férir, un nouveau paradigme est né, sournois, implacable car, avec cette spéculation galopante, l’immobilier est devenu un produit comme l’or. Pourtant, l’accès à un logement décent et abordable reste un droit fondamental et universel, selon les conventions internationales. Mais peu importe, sans états d’âme, avec la complicité des élites et des gouvernements qui dérèglementent à tour de bras, la financiarisation de l’immobilier par des sociétés privées bat aujourd’hui son plein, paupérisant des populations entières. Partout à travers le monde, de grands groupes se portent acquéreur des parcs de logements sociaux pour les rénover et les louer à gros prix, transformant ainsi ces « marchandises » en actifs très profitables et chassant du même coup les locataires en périphérie des villes. Et c’est sans compter sur le blanchiment d’argent et les paradis fiscaux qui favorisent souvent en toute illégalité ce dépeçage des milieux urbains. Bien documenté dans son analyse, Push pointe notamment du doigt avec pertinence la nocivité d’un Milton Friedman qui a encouragé, par ses théories économiques, l’immoralisme et la violence des grands acteurs financiers désormais insensibles au bien commun. Le plus grave est aussi qu’aujourd’hui, l’argent de ces sociétés privées origine fréquemment de fonds de pension qu’il faut faire fructifier pour contenter les actionnaires. Autant dire que le capitalisme dans sa prédation extrême a de fait rendu les citoyens complices d’un système pernicieux face auquel chacun se sent démuni et impuissant, souvent par méconnaissance de toutes ces stratégies souterraines.

Classique dans sa forme, Push vaut par la rigueur de son argumentation et la force de sa dénonciation. Face à ce monde de la finance coupé de toute considération humaine, Fredrik Gertten s’attache à mettre en lumière les lieux de résistance où une mobilisation citoyenne commence à prendre corps. Tout en suivant Leilani Farha dans son enquête parfois timide, le film accompagne la naissance d’un mouvement international multisectoriel regroupant les villes et les associations locales pour contrer la marchandisation du logement. Soutenu par les maires de plusieurs grandes municipalités (dont Valérie Plante que l’on aperçoit brièvement à l’écran), ce mouvement, The Shift, initié par la maire de Barcelone Ada Colau, a récemment signé une déclaration commune rassemblant les villes dans leur diversité contre ces puissants acteurs financiers devenus amoraux. Un peu partout dans le monde, pour que le logement redevienne indissociable d’une dignité humaine trop souvent bafouée, des manifestations s’organisent, des grèves des loyers et des squats d’appartements vides font leur apparition et plusieurs villes comme Berlin achètent préventivement des terrains municipaux pour qu’ils restent dans le domaine public. Même s’il se joue à armes inégales, on ne peut que saluer ce combat de longue haleine qui tente de rétablir un semblant d’équilibre au sein d’un système vicié de l’intérieur.

Parallèlement à cette plongée dans un univers de la finance froid et désincarné, Push multiplie les séquences tournées au plus près des griefs d’une population mondiale aux abois. L’idée de communauté traverse le film de part en part. Investissant plusieurs commerces de proximité, certains lieux de rencontre comme les cafés et les restaurants, Fredrik Gertten montre son attachement à ces espaces de partage où la vie prend tout son sens. Il attire ainsi notre attention sur ce tissu social inestimable, en péril, que nous devrions tous défendre avec âpreté. Il y va après tout d’une solidarité commune et de la responsabilité citoyenne de tout un chacun.

 


14 mai 2020