Qatsi Trilogy
Godfrey Reggio
par Bruno Dequen
À sa sortie en 1983, Koyaanisqatsi, le premier film d’une trilogie documentaire réalisée sur une période de vingt ans (complétée par Powaqqatsi en 1988 et Naqoyqatsi en 2002), fut un véritable évènement. D’une part, personne n’attendait ce film. Ce premier long-métrage était en effet réalisé par Godfrey Reggio, un parfait inconnu qui, après avoir vécu jusqu’à 28 ans dans une communauté religieuse, décida de produire des vidéos de conscientisation socio-écologique. Tourné sur plusieurs années de façon indépendante avant d’obtenir le soutien d’un studio et d’un compositeur réputé, mais novice dans le domaine du cinéma (Philip Glass), ce documentaire contemplatif et didactique dépourvu de la moindre entrevue présentait en outre une vision de cinéma ambitieuse et originale. Comme le souligne Reggio dans l’un des nombreux suppléments de ce coffret Criterion, son objectif était de prendre comme sujet tout ce qui constitue habituellement l’arrière-plan du cinéma. Il en résulte des films qui ne tentent rien de moins que de décrire l’état du monde contemporain et la relation complexe de l’humanité à la nature et à la technologie. Un gros programme en perspective qui fait à la fois la force et la faiblesse de la trilogie.
En effet, si l’influence de Koyaanisqatsi, qui se fait encore sentir de nos jours dans des œuvres comme Baraka ou Samsara (réalisées par Ron Fricke, le directeur photo de Koyaanisqatsi) ou Vivan Las Antipodas! (Victor Kossakovsky), demeure indéniable, la nature de cette pérennité est particulièrement ambivalente. Car la trilogie de Reggio repose sur une assise contradictoire. D’un côté, le cinéaste militant (ou militant cinéaste) y développe un discours clair sur l’impact négatif de l’industrialisation excessive (Koyaanisqatsi), sur l’exploitation des ressources naturelles et humaines du Tiers-Monde au profit des pays occidentaux (Powaqqatsi) et sur la déshumanisation engendrée par les nouvelles technologies (Naqoyqatsi). De l’autre, le succès de Reggio repose sur l’utilisation même de techniques visuelles spectaculaires (les time-lapses dans Koyaanisqatsi, les ralentis dans Powaqqatsi, les images de synthèse dans Naqoyqatsi) qui sont le résultat de cet art hautement industriel et technologique qu’est le cinéma. Or, ce paradoxe évident est justement ce qui fait la force des deux premiers films de la trilogie, puisque la beauté fulgurante des images et leur parfaite intégration à la musique élégiaque de Philip Glass permettent au cinéaste de modérer sa vision, certes louable mais assez simple (voire simpliste), du monde contemporain. Les images nocturnes de la circulation urbaine dans Koyaanisqatsi ou plus encore le plan sublime d’un jeune enfant qui semble être submergé par la poussière générée par le passage d’un camion dans Powaqqatsi sont autant d’exemples du rapport au monde qu’établit Reggio : une condamnation mêlée de fascination qui n’est pas sans rappeler le rapport d’Antonioni à la beauté vénéneuse des environnements industriels du Désert rouge. C’est la raison pour laquelle Naqoyqatsi est le film le moins réussi de la trilogie, puisque le cinéaste, qui affirme y avoir « osé le pessimisme », ne parvient plus à nuancer son sermon. Ce film, dont le montage est bien plus haché et didactique que ceux des films précédents, n’offre aucune ambigüité et accumule les parallèles douteux.
Reggio haït l’informatique et celle-ci le lui rend bien. Naqoyqatsi est ainsi le film de la trilogie qui a le plus vieilli. Composé en très grande partie d’images de synthèse, son obsession pour cette innovation technologique en constante évolution en fait un objet d’un autre temps, aux fulgurances esthétiques un peu ridicules. Si les deux premiers films ne souffrent pas à ce point de leurs choix esthétiques, il n’en demeure pas moins que leur influence a été telle qu’il est assez difficile de les regarder objectivement en 2012. Combien de time-lapses de circulation et de nuages avons-nous vu depuis 1983?
Malgré toutes ces réserves, Reggio et Glass (dont la collaboration a dépassé la simple composition musicale pour devenir un véritable dialogue) ont fait preuve d’une audace et d’une puissance visionnaire qui demeurent impressionnantes. Observer l’explosion en vol d’une fusée sur la musique hypnotique de Glass après avoir passé plus d’une heure à regarder l’hyperactivité d’un monde ayant détruit tout rapport naturel avec son environnement demeure l’un des moments les plus inoubliables du cinéma documentaire contemporain.
Bruno Dequen
La bande-annonce de Koyaanisqatsi
25 juin 2013