Queen & Slim
Melina Matsoukas
par Céline Gobert
Le premier long métrage de Melina Matsoukas s’ouvre en pleine «date» Tinder : la grande et fière Queen (Jodie Turner-Smith), avocate de formation, dîne avec le tranquille Slim (Daniel Kaluuya de Get Out) dans un petit restaurant sans prétention de l’Ohio. À l’instar des plus célèbres duos de hors-la-loi du cinéma, Queen & Slim est avant tout l’histoire d’une rencontre, et de l’étincelle que celle-ci génère. Thelma, sans Louise, serait restée l’épouse frustrée d’un mari odieux. Bonnie, sans Clyde, aurait poursuivi son ennuyant travail de serveuse sans le sou. C’est donc in fine ce qui jaillit de l’union de deux êtres qui importe le plus : pour Queen et Slim, comme pour les autres, un message politique, une promesse d’espoir, une liberté totale de refuser le statu quo.
Cela dit, si Queen & Slim renvoie à ses homologues rebelles passés, et même si, comme eux, il est chargé de réflexions sur la situation des laissés-pour-compte de la société américaine, il ne joue pas dans la même catégorie que les films de Ridley Scott et d’Arthur Penn, et ce, pour une seule bonne raison : Queen et Slim sont noirs. Tout est teinté par ce fait : leur rencontre, leur histoire, leur trajectoire, leur fuite. Il n’y a pas d’autre prisme à travers lequel voir ce film, et Matsoukas (noire elle aussi), tout comme la scénariste Lena Waithe (première scénariste noire à gagner un prix Emmy pour un épisode de la série Master of None, réalisé par Matsoukas), l’assument totalement. Lors de leur rendez-vous, d’ailleurs, Queen plaisante : «Tu m’as amenée ici car c’est tout ce que tu peux te permettre ?», et Slim de répondre : «Non, je t’ai amenée ici car les propriétaires sont noirs.» Le cadre politique militant est tout de suite posé, sans équivoque.
Quand, quelques minutes plus tard, Queen et Slim se font arrêter par une voiture de police, la réalité de leur statut social est encore une fois prédominante. Si le couple avait été blanc, le spectateur n’aurait pas eu, d’emblée, ce sentiment négatif lui tordant les tripes, lui glissant à l’oreille que quelque chose pourrait mal tourner ; c’est dire à quel point, dans un tel contexte, on est complètement hantés par cette image de la bavure, cette possibilité de la brutalité policière. Matsoukas, jusqu’ici connue pour ses clips vidéos de célébrités pop (de Rihanna à Beyoncé, en passant par Snoop Dog et Whitney Houston), n’a jamais caché sa volonté de faire passer des messages politiques. Rappelons par exemple Formation de Beyoncé, en 2016. Au cœur d’une Nouvelle-Orléans post-ouragan Katrina pleine de références à la violence policière, Beyoncé déclame à quel point elle est fière de ses racines noires, sur le toit d’une voiture de police inondée. À l’époque, un journaliste du Los Angeles Times a qualifié la vidéo de «déclaration de positivité radicale noire ». Une formule qui s’applique parfaitement au travail de la jeune réalisatrice dans Queen & Slim.
Au-delà de sa charge politique, le film n’a rien à voir – formellement parlant – avec la soixantaine de clips réalisés par Matsoukas. Queen & Slim prend le spectateur à contrepied par sa sobriété et son élégance : une fois lancé sur la route, au cœur du genre parfait pour explorer l’Amérique (le road-trip), le long-métrage prend son temps pour travailler ses personnages, s’étirer, s’illuminer. S’il paraît sombre sur le papier, il est incroyablement beau, doux, positif dans ce qu’il dépeint de la fierté noire, et de la solidarité qui unit la communauté afro-américaine. Si issue tragique il y a (comme chez Scott et Penn d’ailleurs), le chemin parcouru en est un de réconciliation, non seulement humaine (avec leur identité, leur famille, ou le sexe opposé), mais aussi sociale : il n’est pas trop tard pour lutter, pour se battre, pour exister, dit le film. Quant à Matsoukas, elle aura poursuivi un noble objectif de cinéma : ériger Queen et Slim au rang d’icônes. Ce même rang et statut symbolique dont les autres duos (blancs) jouissent depuis des décennies déjà.
20 décembre 2019