QUEENS OF THE QING DYNASTY
Ashley McKenzie
par Mélopée B. Montminy
C’est dans un hôpital de Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, qu’a lieu la rencontre de deux humains aux parcours distincts, incarnant chacun une expérience singulière de la marginalité. Queens of the Qing Dynasty est de ces films qui suivent la collision improbable de deux êtres qui se verront transformés par leur élan vers l’autre. Pour Ashley McKenzie, les individus confinés à vivre en marge de la société sont une inspiration familière ; le sujet de son premier long métrage, Werewolf, était un couple de jeunes toxicomanes. L’influence de l’insularité du Cap-Breton, d’où est issue McKenzie, vient ajouter une dimension territoriale à l’isolement dont il est question dans son cinéma, ce à quoi se juxtapose la proximité de la cinéaste avec ses protagonistes. Queens of the Qing Dynasty, son second long métrage, navigue ainsi entre intimité et distance.
C’est à la suite d’une tentative de suicide par empoisonnement que Star – alias « rats backwards » – (Sarah Walker), une jeune fille neuroatypique de 18 ans fragilisée par un lourd bagage traumatique, fait la rencontre d’An (Ziyin Zheng), un bénévole de l’hôpital chargé de prendre soin d’elle. D’abord méfiante, elle se liera d’amitié avec l’immigrant chinois, qui lui inspirera confiance en lui chantant un air de Céline Dion qui évoque les anges. Le film commence donc par la prise en charge de Star par le système hospitalier. Ses interactions surprenantes avec les employés de la santé témoignent d’une certaine déviation des codes normatifs. Que ce soit par absence de discernement ou par anticonformisme, elle ne se plie pas aux règles sociales implicites, par exemple lorsqu’elle complimente un infirmier, photographie la montre en or du psychiatre ou interroge la travailleuse sociale sur sa vie amoureuse. Si le caractère singulier des personnages happe par sa véracité, c’est entre autres parce que la démarche artistique de la cinéaste est ancrée dans de véritables rencontres. Dans Queens…, McKenzie a ainsi voulu rendre hommage à deux personnalités atypiques de son entourage. Le personnage de Star lui a été inspiré d’une connaissance, tandis que l’interprète d’An, Ziyin Zheng, a injecté son propre vécu dans ce rôle.
La dynamique du duo se construit initialement sur une opposition entre l’attitude stoïque de la rescapée et celle de son garde-malade qui, conséquemment, s’ouvre pour combler le vide entre les deux. Quand l’une est coincée dans son passé douloureux, l’autre est dans la projection d’un futur fantasmé. Devant les pupilles dilatées d’une Star sous sédation, An se révèle, tant au sujet de son identité fluide, de ses fantasmes de domination au féminin que de son parcours ardu avec Immigration Canada.
La référence du titre du film à la dynastie Qing découle de la fascination d’An pour ces femmes fatales aux ongles très longs – symbole de prospérité – régnant jadis sur l’Empire chinois. Or, ses aspirations sous-jacentes sont de l’ordre de la soumission. An aimerait n’être qu’un poupon, étroitement emmailloté dans des couvertures, déchargé de toute responsabilité. Devant les difficultés du processus d’immigration et la peur constante de se faire déporter, deux issues lui semblent idéales : la régression au stade du nourrisson ou, de façon plus concrète, le mariage et la vie de richissime femme-trophée, exemptée du labeur.
De son côté, l’adolescente, mi-espiègle, mi-naïve, semble nourrir une certaine obsession pour le péché. D’une voix monotone, elle pointe du doigt des objets afin de cerner le vice dans ses incarnations physiques. Son discours confus quant à la distinction du bien et du mal est empreint de candeur, comme si elle tentait de grappiller le sens moral deschoses afin d’en conférer un à son récit personnel. « We’re evil accomplice », répète-elle afin de définir sa relation pourtant inoffensive avec An.
Ashley McKenzie met aussi en scène les conversations par messages textes entre An et Star. Ces moments, qui détaillent la naissance d’une relation de codépendance, ponctuent le film, s’intégrant aux autres éléments technologiques tels que les machines de l’hôpital, en plus d’amplifier l’aspect flegmatique des échanges entre les nouveaux amis. En fait, dès leur première interaction, l’écran précède la conversation, alors qu’An jette un coup d’œil au profil Instagram de Star, machinalement, devant elle. On y aperçoit une représentation de soi désinhibée, à travers des publications décomplexées criant l’appel à l’aide.
Si le suicide raté en prologue apparaît comme la prémisse d’un film plutôt sombre, McKenzie se dissocie d’une potentielle lourdeur, notamment grâce à une trame sonore éclectique (Cecile Believe et Yu Su) qui se marie au bruit des équipements médicaux. Leur bip monotone transformé en mélodies électroniques adoucit certainement le ton du film. La musicalité étrange s’agence aussi à un découpage minimal. À peine quelques plans rapprochés sont nécessaires pour capturer les légers soubresauts d’émotions émanant de visages inexpressifs. Quant à la caméra de Scott More, son immobilité permanente rend justice au caractère parfois impassible de la protagoniste aux grands yeux clairs fixant constamment le vide. Le jeu de Sarah Walker, tantôt froid, tantôt candide, amène une dimension absurde aux dialogues tout aussi décalés. L’humour caustique de son personnage est balancé par une gentillesse inusitée. L’univers de Queens… concorde avec la perspective de la protagoniste ; nous sommes à l’intérieur de la bulle de Star. Les quelques personnages en périphérie du duo sont tous dotés d’une particularité, un stigmate, une humanité maladroite. En fait, même l’incompétence du personnel hospitalier a quelque chose d’attachant.
Qui plus est, le regard de la cinéaste sur ses personnages n’a rien de psychologisant. Il n’est mention d’aucun diagnostic. Les étiquettes sont évitées, le système de santé ne servant qu’à situer le personnage sans pour autant qu’on entre dans les détails de son dossier médical. La sensibilité sensorielle à une réalité neuroatypique qui se dégage néanmoins de l’œuvre en fait sa richesse, étant donné sa transposition dans la facture esthétique et la présence de personnages qui échappent aux filtres des conventions sociales. La fascination de McKenzie est contagieuse, tant son approche est personnelle, douce-amère et assez drôle. Alors que d’autres auraient pu miser sur l’injustice propre à la réalité des gens marginalisés, la cinéaste néo-écossaise ne ressent pas le besoin d’insister sur le pathos. Elle nous plonge dans les univers de ses protagonistes de façon oblique, nous invitant – nous contraignant d’une certaine façon – à la complicité.
5 avril 2023