QUEER
Luca Guadagnino
par Sylvain Lavallée
Dès les premiers plans de Queer, quand des images impeccablement cadrées et éclairées nous font découvrir le Mexique des années 1950 comme s’il s’agissait d’un monde enchanté, avec ce mauve éclatant des arbres en fleurs et ces corps lascifs flottant dans des ralentis accompagnés par la musique de Nirvana, nous sentons le choc entre la sensibilité de Luca Guadagnino et celle de William S. Burroughs. Il n’y aura pas, ici, de bars sombres et sinistres, de nourriture cuite dans le gras ranci, de sentiment de menace permanente dans des quartiers crades où, comme le décrit l’écrivain en appendice de son livre, les personnes défèquent dans les rues, « then lie down and sleep in it with the flies crawling in and out of their mouths ». Toute cette pauvreté et cette saleté qui imprègnent chaque phrase du livre de Burroughs ne sont pas exactement absentes du film de Guadagnino, mais elles sont stylisées, embellies et finalement neutralisées par l’esthétique romantique bourgeoise typique du cinéaste, pratiquement antagoniste à l’esprit paranoïaque, torturé et narcissique du romancier.
Toute adaptation nécessite une part d’appropriation plus ou moins radicale, et cet inévitable décalage permet idéalement d’éclairer le texte original, de le regarder d’un nouvel œil. Mais ce n’est pas ce que font Guadagnino et son scénariste, Justin Kuritzkes, qui utilisent plutôt le roman pour n’en garder que ce qui cadre dans leur propre vision : l’atmosphère semi-hallucinée, par exemple, magnifiquement rendue par une mise en scène soulignant l’artificialité de ses décors. Ou encore, ce récit d’un écrivain d’un certain âge, William Lee (alter ego de Burroughs), tenaillé par un désir insoutenable envers un jeune homme énigmatique, Eugene Allerton, qui a certes de quoi plaire au cinéaste de Call Me by Your Name. Mais en ne privilégiant ainsi que certains aspects du livre, le film n’évacue pas uniquement la saleté physique : la complexité émotionnelle disparaît aussi sous le joli travail formel, comme la violence des sentiments de Lee. Le roman avait été écrit comme une suite à Junkie, Burroughs comparant implicitement la dépendance à l’héroïne, un besoin qu’il est possible d’assouvir temporairement en prenant son fix, au désir amoureux dans Queer, qui crée une autre sorte de dépendance, une souffrance causée par un objet toujours hors de portée. En effet, si Allerton accepte parfois de se livrer physiquement à Lee, il demeure émotionnellement distant, de même que ses intentions restent voilées. Ce jeu entre l’intimité et l’éloignement vient creuser encore plus la frustration, attiser l’ardeur désespérée du désir. L’imagerie du livre comme du film se nourrissent à cette tension, illustrée notamment par le souhait de la télépathie, qui mène à un voyage en Amazonie pour y consommer de l’ayahuasca, et par celui de se fondre littéralement dans le corps de l’autre. Toutefois, la mise en scène de Guadagnino approche rarement l’intensité de ces sentiments, même quand elle emprunte directement les images du texte, en partie parce que le film bascule souvent dans un vidéoclip anachronique tentant platement de suppléer la minceur du scénario par sa bande sonore (en plus de Nirvana, comptons Prince, Miles Davis et New Order), et en partie parce que la sensualité intéresse beaucoup plus le cinéaste que l’intériorité de ses personnages.
Il peut compter au moins sur Daniel Craig, dans le rôle de Lee, un choix de distribution inspiré, non seulement pour s’amuser d’un James Bond qui fait des fellations (les quelques scènes de sexualité sont parmi les moments les plus réussis), mais aussi parce que ce contre-emploi souligne que Lee n’est jamais tout à fait à sa place dans ce monde. Étant donné que la figure de l’agent secret est importante chez Burroughs, avec ses personnages qui naviguent dans des lieux clandestins à la recherche de connaissances occultes, Craig en profite pour détourner son rôle iconique, d’abord en soulignant l’arrogance et le narcissisme, l’intelligence et la répartie de son personnage, pour introduire ensuite une haine de soi et un mépris généralisé. Ses traits s’affaissent dans une sorte de fatigue existentielle, son corps se crispe dans de nombreux maniérismes, il ne reste souvent de lui qu’une carcasse ambulante conservant pourtant tout son charisme, ce qui finit par jouer contre le film tant Craig/Lee demeure l’objet de désir, pour notre regard comme pour celui de la caméra, bien plus que Drew Starkey dans le rôle d’Allerton. Celui-ci ne fait pas le poids, il apparaît moins mystérieux et lointain que simplement fade et sans personnalité, alors nous restons toujours à distance de l’attrait qu’éprouve Lee, de ses sentiments torturés, même s’ils sont joués de façon poignante.
Une performance aussi forte que celle de Craig ne suffit pas à sauver Queer de l’ennui, car ce petit roman d’une centaine de pages, trouvant son intensité dans la simplicité du récit et l’économie du style, se voit gonflé artificiellement, sur un 137 minutes permettant surtout de se pavaner dans une esthétique raffinée indolente qui a pour effet de diluer le tourment de Lee. Cela n’est pas si différent de Challengers, aussi scénarisé par Kuritzkes, qui était aussi superficiel dans son traitement des relations entre les personnages, mais au moins, dans son cas, ce type de mise en scène tape-à-l’œil pouvait trouvait écho dans la compétitivité du tennis. Alors que pour Queer, le geste d’adaptation en souffre, moins parce qu’il y a trahison que par manque de cohésion interne : d’un côté toute trace de l’esprit de Burroughs se voit « nettoyée », mais de l’autre le film est empli des traits les plus clichés qui lui sont associés. Il est notable, par exemple, que la longue séquence d’hallucination à l’ayahuasca que Guadagnino choisit de représenter soit absente du livre, le plus « conventionnel » de l’auteur, avant qu’il ne se lance dans les cut-ups et une écriture expérimentale. Dans la dernière demi-heure, quand le film accumule des séquences oniriques flirtant avec le body horror, cela apparaît comme un passage obligé, comme pour nous rassurer que nous sommes bien devant une adaptation de Burroughs, même si ce livre-ci est pratiquement dépouillé de telles images. Et en même temps, ces scènes n’ont pas la charge politique qu’elles ont chez l’écrivain, ni le même degré de paranoïa fiévreuse, Queer (le film) s’en servant surtout pour ramener de façon maladroite et réductrice des éléments biographiques (bien sûr qu’il y a de multiples références au meurtre de sa femme).
Comme tous ces aspects (la drogue, la paranoïa, le désir) se nouent chez Burroughs dans son acte créatif, dans le type de délire qu’il convoque par ses techniques d’écriture que Guadagnino essaie de reproduire dans les moments oniriques, il est significatif qu’il ne soit jamais question de création littéraire dans le film. Nous ne voyons même pas Lee devant sa machine à écrire, et nous savons encore moins comment cette histoire peut alimenter son écriture, ni même la teneur de ce qu’il écrit ou écrira. Guadagnino ne semble jamais se positionner par rapport à Burroughs, réfléchir à son propre acte créatif à travers le sien, dialoguer avec l’œuvre de l’écrivain, ou simplement témoigner de l’affection ou de l’admiration qu’il lui porte. Et c’est bien là que se révèle avec le plus d’acuité la pauvreté de l’imagination du cinéaste, son absence de curiosité envers le monde et les personnages qu’il filme, alors qu’il prend un des artistes les plus foisonnants et inventifs du siècle dernier pour en tirer un récit amoureux assez banal, ponctué d’un surréalisme gentil, qui souligne plus l’élan romantique que le mal-être. Il a beau avoir présenté Queer comme son film le plus personnel, force est de se demander où il se trouve dans son film, ou dans son cinéma en général.
12 Décembre 2024