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Critiques

Quelques heures de printemps

Stéphane Brizé

par Céline Gobert

Rien ne se voit. Ni le cancer qui ronge la mère, ni la rancoeur qui gangrène le fils. Ni même, et surtout, l’amour qu’ils se portent. C’est cet invisible qui intéresse Stéphane Brizé. Ce qu’il y a derrière le silence. Derrière l’animosité. Derrière les corps, fermés, tristes, de cette mère malade (Hélène Vincent) et de ce fils qui sort de prison (Vincent Lindon), se retrouvant mais incapables de s’aimer, incapables de communiquer, socialement coincés (elle, dans son rôle de mère et d’ex-épouse ; lui, dans sa situation professionnelle). Tous deux, prisonniers de la tristesse des cadres : prison, centre de tri des déchets, bowling, parking de supermarché. Elle, cheveux grisonnants et métastases grandissantes en dedans, est une « control freak », une vieille dame guindée qui nettoie, range, cloisonne, qui ne veut rien qui dépasse, qui ne se laisse aller à rien. Lui, la cinquantaine, ex-routier, a hérité de cette volonté de ne jamais lâcher prise : il se ferme face à la rencontre amoureuse avec Clémence (Emmanuelle Seigner), il demeure constamment pris au piège, saturé par ces refoulements, colères et non dits. Aucun des deux ne vit.

Formellement, Brizé observe son duo avec aprêté et une attention aussi rugueuse que minutieuse au vivant, aidé en cela par ses comédiens d’une immense justesse; en plein naturalisme forcené. Un naturalisme, maintenu à tout prix, quasi étouffant, qui s’exacerbe dans la façon simple et directe qu’a le film d’exposer la réalité du suicide assisté et du droit au libre arbitre face à son propre anéantissement. Stéphane Brizé ne juge personne, et ne prend aucun parti. Il est le chirurgien du réel : ouvre le corps, le dissèque, l’étudie, et en tire des données factuelles. La plus importante d’entre elles est une constatation, un encouragement au carpe diem, un peu banal, mais amené ici avec une grande sobriété. Le film dit la nécessité, sinon l’urgence, de vivre l’instant présent, de dire l’amour, de vivre le sentiment. Avant qu’il ne soit trop tard. Avant qu’il n’y ait plus rien à dire. La vie, la mort : ces deux terrains arides, ces deux temps d’existence qui s’opposent prennent à l’écran des formes filmiques intéressantes.

Le temps du présent, le temps du vivant, Brizé le capte en plans-séquences, ce temps suspendu, presque gâché, dont on ne profite pas. Ce sont les derniers instants annoncés d’une mère, et pourtant, chacun se restreint à ses tâches : se nourrir, gueuler, faire le ménage, fumer une cigarette, s’agacer, se perdre en trivialités. Le temps de la vie, lui, s’emplit de lenteurs, se love dans des mutismes qui semblent infinis. Les repas s’allongent, les gestes quotidiens profilèrent, les instants en tête à tête avec soi se répètent. Le temps de la mort, au contraire, Brizé l’accélère. Lancées vers l’immuable et l’éternelle fin, les secondes passent en un éclair : la route vers la Suisse, le médicament fatal que l’on boit, l’instant du trépas. Cette mort, qui prend à la gorge, et qui débarque soudainement pour tout voler, tout emporter : elle est vive, rapide, implacable. Un contraste temporel que Brizé révèle lors du final paroxystique, via cette panique, attendue mais réellement saisissante, qui s’empare de la mère au point du non-retour, juste avant le dernier souffle. C’est là alors que se défont les rancunes, que s’arrachent les mots et les larmes, que se vomissent les amours enfouies et réprimées. « A propos, je t’aimais. Je te le dis à présent parce que ça n’a plus d’importance », pourrait-elle dire à l’oreille de son fils, reprenant Les Mots de Sartre.

C’étaient elles, ces « quelques heures de printemps » : ces heures où l’on vivait. Des heures bien plus furtives, plus fragiles, que le laissait présager l’accumulation des lenteurs quotidiennes. Et dans le temps que Brizé consacre au temps, il y a tout ce gâchis-là. Ce que le film dit, in fine, est simple, mais puissant : c’est parce qu’au bout il y a la mort, c’est parce qu’au bout il n’y a plus rien, qu’il nous faut profiter de la vie. Que la mère choisisse l’option du suicide assisté, qu’elle préfère en finir avant que les choses dégénèrent, sert davantage cet impératif qu’un débat sur le sujet. Rappelons qu’il s’agit d’un personnage obsédé par le contrôle.

Brizé ne cherche pas la réponse à un débat de société actuelle, mais vise au-delà: une préoccupation universelle (sa propre mort et celle des siens), l’incommunicabilité comme le résultat d’un contexte social, et (s’)interroge sur l’impossibilité à (s’)aimer, (s’)exprimer. S’il faut parler de militantisme ou d’engagement, Stéphane Brizé ne l’incarne que dans cette célébration acharnée de la vie. En cela, Quelques heures de printemps s’inscrit dans ce qu’il a toujours fait au cinéma, de Mademoiselle Chambon à Je ne suis pas là pour être aimé (pour ne citer qu’eux) : l’incitation – délicate mais obstinée – à s’abandonner à ses émotions, aux sentiments que la vie contient, génère, contraint, notre seul salut véritable avant le noir total. Nos seules véritables « heures de printemps ».

 

La bande-annonce de Quelques heures de printemps


9 janvier 2014