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Critiques

Qu’importe la gravité

Matthieu Brouillard

par Apolline Caron-Ottavi

Captant la relation de deux marginaux aux rêves immenses, Qu’importe la gravité est l’une des très belles surprises du cinéma québécois de ce printemps : un premier long métrage délicat et troublant, qui part de l’intime pour prendre une dimension quasi épique. Matthieu Brouillard est un photographe, dont les clichés noir et blanc entretiennent un rapport puissant au corps, à l’absurde, à l’espace, à l’inquiétante étrangeté. Christian, le sujet central de Qu’importe la gravité, lui avait déjà servi de modèle. Il est atteint d’albinisme oculo-cutané et, sur les clichés, sa silhouette à la fois angélique et spectrale attire le regard par sa plasticité, tout en bousculant la familiarité du réel. Cette rencontre a mené le photographe à passer à la réalisation, donnant naissance à ce documentaire sur l’univers personnel de Christian. Dans son film, le cinéaste fait preuve d’une mise en scène soignée mais ne se tourne pas pour autant vers un esthétisme de l’image ou du cadre comme on aurait pu l’attendre d’un photographe de métier. Le noir et blanc et les compositions d’ensemble des photographies font d’ailleurs place à la couleur et à des plans souvent très proches des visages. Les corps et l’étrangeté sont encore là, mais transcendés différemment dans ce nouveau médium.

Qu’importe la gravité nous raconte l’histoire de deux hommes : Christian donc, âgé de 63 ans, et à ses côtés Bruce, 71 ans, malentendant et souffrant de bipolarité. Leurs handicaps et conditions les ont rapprochés dans une bulle d’amitié et de complicité, en marge d’une société parfois difficile à appréhender. Leurs personnalités sont en revanche aux antipodes. Au flux de paroles fulgurantes et aléatoires de Bruce fait face la patience raisonnée de Christian. Tous les deux partagent un rêve, qui ne cesse d’alimenter leurs conversations intimes : voler. Christian, persévérant et minutieux, a suivi des cours de parapente et a désormais le droit d’effectuer des vols en solo, malgré ses problèmes de vue. Pour Bruce, avec lequel il veut partager cette aventure, les choses sont en revanche un peu plus compliquées.

Autour de ce fil dramatique central et incertain (Bruce parviendra-t-il, ou non, à suivre son ami dans les airs ?) se dessinent des lignes de tension sous-jacentes : la complexité parfois teintée d’ambiguité de cette relation atypique, la souffrance inhérente au trouble bipolaire de Bruce, dont le comportement imprévisible va même jusqu’à créer des soucis techniques au cinéaste. Une bonne partie du film se déroule dans un petit appartement, au gré des discussions à trois ou des entrevues en tête-à-tête avec Matthieu Brouillard. D’autres présences traversent le film : un petit chien, une perruche et autres oiseaux, ou encore la mère de Bruce, décédée mais sans cesse rappelée à la mémoire. Tout ce monde habite un univers mental autant que réel : les profondeurs insondables de l’esprit de Bruce et les grands sommets européens convoités par Christian décuplent l’espace contigu du présent immédiat. Les séquences de parapente sont des respirations dans le film, des envolées aux accents presque oniriques. Cette liberté grandiose contraste avec l’atmosphère confinée du quotidien des deux amis. Et pourtant, l’une ne va pas sans l’autre, de même que le rêve de Christian ne semble pas tout à fait complet tant que Bruce n’est pas à ses côtés.

Les films – et tout particulièrement les documentaires – qui reposent sur des personnages ont parfois le tort de trop miser sur l’originalité de leurs sujets, oubliant que les histoires de ceux-ci, aussi fascinantes ou touchantes soient-elles, ne suffisent pas à écrire le film. Qu’importe la gravité évite ce piège avec beaucoup de talent. Matthieu Brouillard fait preuve d’un vrai sens du récit, et nous révèle par touches sensibles les désirs, les peurs et les sentiments contradictoires de ses deux personnages. La démarche est directe et sans fard et, pourtant, elle est loin d’être anodine. On pense forcément à Beckett : on ne peut s’empêcher de sourire, et l’instant d’après le cœur se serre, tant les rêves, les déceptions, les réflexions et les déchirements des deux compères jettent une lumière douce-amère sur la vie elle-même.


22 avril 2018