Qu’un seul tienne et les autres suivront
Léa Fehner
par Eric Fourlanty
Premier long métrage de Léa Fehner, Qu’un seul tienne et les autres suivront est de la même famille cinéma que celle de Jacques Audiard ou de Patrice Chéreau (Pialat n’est pas très loin). L’hyperréalisme croise le fer avec le romanesque, chaque scène est organique, mais la structure est cérébrale, le constat social passe par la peinture de destins individuels, et l’acteur est à l’avant-plan, mais c’est la réalisation qui tient la vedette. Bref, c’est un film français!
Ce titre à rallonge, énigmatique et donc ouvert à toutes les interprétations, chapeaute trois intrigues menées en parallèle, à Marseille.
Gentil garçon un peu perdu, Stéphane vite avec sa blonde volcanique, et vivote à coup de petits boulots. Un inconnu lui propose, contre une grosse somme d’argent, d’échanger sa place avec celle d’un prisonnier dont il est le sosie.
Encore toute fraîche à 16 ans, Laure tombe amoureuse d’un jeune révolté qui se fait incarcérer pour un délit mineur. Pour le visiter en prison, la jeune fille doit se faire accompagner par un adulte, ici, un médecin rencontré par hasard, dragueur et cynique.
La troisième histoire ne doit rien au hasard, bien au contraire. Zohra quitte l’Algérie pour Marseille afin de comprendre les circonstances du meurtre de son fils. Sans dévoiler qui elle est, elle se lie d’amitié avec la sur du meurtrier, jeune mère bourgeoise, bouleversée par les évènements.
Hormis une certaine parenté cinématographique, et la présence de Reda Kateb dans les deux films, Qu’un seul tienne et Un prophète partagent le thème de la prison. Si dans le film d’Audiard, elle est traitée de façon métaphorique (ce pourrait, à la limite, être un monastère, une entreprise ou une famille, comme chez Pialat), Léa Fehner lui donne une fonction plus symbolique. En effet, la cinéaste n’entre pas dans la prison et se concentre sur le parloir, lieu intime et théâtral où le « dedans » et le « dehors » se rencontrent. Mais, comme dans le film d’Audiard, la prison est une métaphore de la société française d’aujourd’hui. Une société bloquée, rigide, où l’aliénation et les rapports de force règnent. Un pays de l’enfermement, aux prises avec le chômage, les inégalités sociales, les tensions raciales et un défaitisme atavique qui plombe toute forme d’espoir.
Le choix de Marseille comme lieu de l’action n’est pas anodin. Mauvaise réputation, mais bon cur, grouillante de vie depuis des millénaires et de la personnalité à revendre : Marseille est, dans l’imaginaire collectif, la cité méridionale par excellence, solaire et forte. Ici, c’est une ville de nuit, glauque, étroite, à l’horizon bouché. Une ville où la solidarité sociale, chère à un Guédiguian, n’existe plus.
Malgré son hyperréalisme - ou bien est-ce grâce à lui? – , Qu’un seul tienne est un film tendu comme la corde d’un arc. Sans jamais user de procédés de suspense, la cinéaste maintient, sans perdre de vue la vérité de ses personnages, une tension d’une redoutable efficacité. Comment Stéphane le doux va-t-il se sortir de ce pacte avec le diable? Entre le cynisme du médecin et la révolte de son amoureux, Laure va-t-elle devenir un agneau sacrifié? Et quel geste irrémédiable Zohra va-t-elle poser, elle qui a gagné la confiance de la sur du meurtrier de son fils? Au-delà de ces destins individuels, la question fondamentale qui traverse le film et lui donne sa densité, c’est « Quand cette société sclérosée va-t-elle exploser? »
Mener de front tous ces aspects dans un premier long métrage sans parler de la présence, charnelle, vitale, de chacun des acteurs dénote chez Léa Fehner une remarquable intelligence cinématographique, un sens aigu des enjeux sociaux et un vrai regard de cinéaste. Bref, c’est une jeune réalisatrice à suivre de près.
17 février 2011