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Critiques

R.M.N.

Cristian Mungiu

par Cédric Laval

Dans la séquence inaugurale du film, qui précède le générique, un petit garçon prend la route de l’école en cheminant à travers bois. La situation est banale, pourtant une menace semble sourdre du plan. La position de la caméra contribue au malaise : d’abord filmé de dos, ce qui permet d’épouser son point de vue, l’enfant est par la suite filmé de face et s’arrête brusquement. Quelque chose, dans le hors-champ, a attiré son attention et provoque sa fuite. Loin d’être anecdotique, cette scène conditionne le mode de visionnement des images : si la manière de filmer relève de prime abord d’une intention naturaliste, au plus près des personnages et du réel, le mystère et la dimension inquiétante de ces images contaminent notre regard. De fait, dans les séquences suivantes, la banalité du quotidien est sans cesse contrariée par des éléments qui prolongent le malaise : des animaux sont tués dans des abattoirs, un homme qui marche est alarmé par des sirènes de police dans l’arrière-plan, des affiches mettent en garde contre les animaux sauvages, et les aboiements des chiens de garde envahissent l’espace sonore de la nuit…

L’action se situe en Transylvanie, petite région de la Roumanie confrontée à des problèmes économiques, aussi bien qu’à des défis de cohabitation multiethnique. Certains aspects de la vie quotidienne l’ancrent dans un « ancien temps » qui n’est jamais trop loin (certains habitants se déplacent à cheval), en même temps que les marqueurs de la modernité (comme les cellulaires, omniprésents) l’arrachent au passé. Les tiraillements entre tradition et modernité s’incarnent dans les conflits d’opinion entre le représentant de l’église locale et les propriétaires d’une usine de boulangerie, qui constitue l’un des moteurs économiques de la région. Mais cette économie est fragile, voire malade, et les cicatrices de cette maladie marquent un espace en déliquescence : les routes sont boueuses, une mine voisine a été abandonnée, les eaux sont contaminées… Dans un contexte économique tendu, parvenir à joindre les deux bouts est un enjeu majeur pour un certain nombre d’habitants, ce qui provoque un raidissement des mentalités.

Encore une fois, c’est l’étranger qui est la première victime de ce raidissement. Csilla (Judith State) travaille aux ressources humaines de l’usine de boulangerie, et a décidé d’engager des ouvriers sri-lankais pour faire marcher la chaîne de production, après plusieurs campagnes d’embauche locales infructueuses. Il faut dire que nombre d’hommes du coin préfèrent aller travailler quelque temps en Allemagne, où ils sont mieux payés que dans leur pays d’origine, provoquant ainsi une pénurie de main-d’œuvre. Malgré cette pénurie, les Sri-Lankais sont vus d’un mauvais œil par une grande partie de la population, qui leur attribue la plupart de ses maux, en dépit de toute logique. L’une des scènes les plus marquantes du film est constituée d’un long plan séquence de 17 minutes au cours duquel les villageois assemblés débattent sur la pertinence d’engager des étrangers dans l’usine locale. Les affects qui s’expriment sont glaçants de réalisme et de franchise, dans une Europe viciée par les replis communautaristes et les réflexes racistes. Les arguments xénophobes sont d’autant plus terrifiants qu’ils sont sourds à leurs propres contradictions : la plupart des locaux émigrent pour trouver du travail, mais renient l’apport des travailleurs immigrés ; certains expriment ouvertement leur racisme contre les Gitans, quand bien même ils souffrent de ce même racisme lorsqu’ils travaillent en Allemagne ; ils rejettent l’autre au nom d’une communauté supposément unie, alors que cette même communauté se caractérise justement par une mosaïque d’ethnies et de langues dont la cohabitation demeure fragile.

assemblée municipale

À l’avant de ce plan séquence, un autre enjeu se dessine : Csilla est assise à côté de son amant Matthias (Marin Grigore), le père du petit garçon rencontré au début du film. Leur histoire d’amour compliquée est l’autre fil narratif autour duquel se construit l’histoire. Lui est roumanophone, elle appartient à la petite communauté hongroise de Transylvanie ; lui est méfiant à l’égard d’ouvriers étrangers que Csilla n’hésite pas à héberger chez elle, elle veut croireen un marché des travailleurs mondialisé, où l’Autre serait une richesse avant d’être une menace. Au fur et à mesure de l’évolution des débats, les mains des amants se lient et se délient, articulant de manière habile l’intime au collectif. Cette articulation est l’une des grandes forces du film de Mungiu : les mêmes enjeux semblent se répéter à des niveaux macro- et micro-structuraux. Le père de Matthias doit passer une I.R.M. (donnant son titre au film) qui révèle la présence d’une tumeur au cerveau, en même temps que le film se déploie comme la radiographie d’une société malade. L’acceptation ou le rejet de l’autre au niveau économique renvoie à la difficulté à dire « je t’aime » dans sa langue maternelle, aussi bien que dans celle de l’amante. Ce sont pourtant ces mêmes mots que parviendra à exprimer l’enfant à son père, vers la fin du film, après qu’un événement dramatique eut permis de dénouer son mutisme.

Il faut avouer que cette fin est pour le moins déconcertante, sinon totalement incompréhensible. Elle fait d’ailleurs écho à l’ambiguïté de la séquence inaugurale, dont on soulignait le régime de lecture complexe. Lorsque le hors-champ (ce qu’a vu le petit garçon) est finalement révélé, et lorsque surgit l’événement dramatique mentionné plus haut, on en vient à se demander si l’enfant, telle une Cassandre des temps modernes, n’a pas vu se déchirer devant lui le rideau du présent lui permettant d’entrevoir l’avenir. La peur du petit garçon devient ainsi la chambre d’écho d’une menace plus profonde, plus vaste, qui concerne l’ensemble de sa communauté, de l’Europe, et peut-être même de l’humanité. La scène finale, nocturne, fantasmagorique, renoue contact avec cette peur primale de la nuit des temps (de la nuit des contes) tout en cherchant à résoudre, de manière insatisfaisante, l’intrigue amoureuse entre Csilla et Matthias. Mais pouvait-il y avoir dénouement satisfaisant à cet écheveau complexe d’affects, de conflits réels et fantasmés, à cette I.R.M. d’un cerveau malade, gangrené par un cancer aussi concret que symbolique ?


4 mai 2023