Ready Player One
Steven Spielberg
par Damien Detcheberry
Sur le papier, voilà le projet idéal pour Steven Spielberg. Imaginez plutôt : dans un futur peu reluisant où les grandes villes américaines sont devenues d’immenses bidonvilles, la population s’évade dans l’OASIS, un gigantesque monde virtuel inventé par James Halliday, un génie excentrique et asocial – mais néanmoins sympathique – obsédé par la culture Pop des années 1980 et 90. A sa mort, il lègue son immense fortune – 500 milliards de dollars – et le contrôle de l’OASIS à celui qui y remportera une chasse au trésor virtuelle dont les énigmes portent sur la personnalité de son créateur et sur l’époque qui le fascinait.
Dans son livre Ready Player One, paru en 2011, Ernest Cline ne cache pas son admiration sans limite pour le réalisateur de la saga Indiana Jones, et le producteur des Goonies et de Retour vers le futur. Le récit qui tourne autour de Wade Watts, un des innombrables chasseurs de trésor qui connaît sur le bout des doigts la vie de Halliday, est ainsi truffé de références aux œuvres du Wunderkid d’Hollywood, qui a contribué largement à façonner l’imaginaire collectif des générations X et Y.
Mais le livre d’Ernest Cline est surtout la déclaration d’amour inconditionnel d’un pur rejeton de cette culture Pop, et le prétexte à un véritable déluge de citations et de clins d’œil à tout ce qu’a produit la fin du XXe siècle en matière de divertissement, consistant principalement en films, bandes dessinées et jeux vidéo américains, avec quelques incursions dans la culture manga. Du pain béni pour les studios qui se sont jetés sur les droits d’adaptation, voyant derrière cette énième perche tendue aux nostalgiques un véhicule idéal pour le placement de produits. Dont acte, puisque la sortie de Ready Player One est un véritable cas d’école de marketing ciblé, calibré dans ses moindres détails, depuis sa bande-annonce révélée au Comic-Con l’été dernier à un public conquis d’avance, jusqu’à sa campagne d’affichage auto-parodique. De quoi nous rappeler que le réalisateur de A.I. est également le producteur de Transformers.
Industrialisation des madeleines
Dans un article particulièrement acerbe paru dans The Outline, au titre laissant peu de place à l’imagination (« Ready Player One est un livre épouvantable et sera un film épouvantable »), Alex Nichols s’en prenait justement au livre d’Ernest Cline, dont il soulignait à la fois les faiblesses formelles – une accumulation de descriptions au style indigeste, entre pages Wikipedia et monologues dignes de ceux de Patrick Bateman dans American Psycho, l’ironie en moins – et l’idéologie légèrement nauséabonde.
Derrière sa mélancolie communicative et sa vulnérabilité de façade, James Halliday n’est rien de plus qu’un milliardaire sociopathe qui est parvenu à amasser une fortune colossale sans s’inquiéter du sort de l’humanité, avant de la promettre à travers un jeu de piste narcissique à des protagonistes dont le seul talent est d’être complice de ses obsessions juvéniles. Et puisqu’Ernest Cline fait de Halliday et de Watts les doubles fantasmés de sa propre personnalité, Alex Nichols voit dans Ready Player One une œuvre profondément autarcique, qui tente de rassembler ses lecteurs autour d’une idée purement égoïste : « et si le monde tournait autour de moi, des jeux et des films que j’aime ».
On pouvait tout de même espérer de Steven Spielberg, en tant qu’artisan majeur de cette culture, certainement un des plus emblématiques, qu’il apporte une dimension supplémentaire au livre d’Ernest Cline, du moins un regard distancié. D’autant plus qu’à titre de producteur, il s’était déjà frotté avec succès à l’exercice référentiel. Dans son ambition d’embrasser entièrement la nostalgie d’une époque, Ready Player One aurait pu être le pendant New Age de Qui veut la peau de Roger Rabbit (produit par Steven Spielberg et réalisé par Robert Zemeckis en 1988). Mais là où Bugs Bunny, Mickey Mouse et les autres personnages de l’âge d’or des cartoons hollywoodiens apportaient vie et profondeur au film de Zemeckis, en donnantla réplique aux acteurs dans des échanges vifs et bourrés d’humour, Ready Player One nous met face à un étalage de références plus proche du fourre-tout que de l’inventaire à la Prévert. Pire, ce cahier des charges consistant à remplir chaque plan, chaque image, de clins d’œil dont le but narratif échappe souvent au réalisateur lui-même, semble au contraire assumer pleinement son absence totale de justification, si ce n’est celle d’asséner constamment au spectateur : « reconnais-tu ce jouet ? Te souviens-tu de ce film ? »
Papy fait de la résistance
Dans un des rares moments où l’on sent Steven Spielberg s’amuser, celui-ci envoie ses personnages dans une recréation virtuelle – visuellement impressionnante – de The Shining de Stanley Kubrick. On ne peut s’empêcher de sourire devant cette madeleine de Proust offerte aux cinéphiles, mais l’hommage n’en demeure pas moins anecdotique et aboutit maladroitement à une course poursuite grandiloquente et brouillonne, où l’atmosphère angoissante du film de Kubrick vole en éclats à grands coups de hache, de harpies et de zombies.
La séquence est malheureusement symptomatique du mal dont souffre l’ensemble du film. Si la mise en scène se révèle virtuose par moments, la direction artistique n’en accuse pas moins, comme dans la grande majorité des blockbusters actuels, un manque cruel d’originalité. Entre arènes de combats génériques (la planète Doom) et décors saturés de couleurs et de néons (le Nightclub), Ready Player One peine à tirer parti visuellement de son patchwork d’influences, écrasé par sa volonté de plaire à plusieurs générations à la fois. Le manque d’imagination apparaît plus flagrant encore dès que l’on s’aventure hors du virtuel. Le monde réel n’a droit à guère plus que quelques vignettes illustrant la dépendance de la planète entière envers l’OASIS, des clichés à la 1984 sur la surveillance de tous par un consortium tout-puissant, une intrigue romantique cousue de fil blanc, et de vagues évocations d’une rébellion à peine esquissée. Les placements de produits, eux, y sont toujours autant choyés, à l’image d’une célèbre marque de pizza – livrée par un drone – qu’on nous impose dès le plan d’ouverture.
Quel est le message, au fond, de Ready Player One ? Après avoir tenté pendant plus de deux heures de faire du jeune avec du vieux, Spielberg se replie in finesur une morale bien sage, nos jeunes héros reconnaissant que « le virtuel c’est bien, le réel c’est mieux ». Même si cela permet au cinéaste d’emprunter à Groucho Marx la meilleure réplique du film (« Je ne suis pas fou de la réalité, mais ça reste le seul endroit où on peut trouver un bon repas »), c’est donc sur une pirouette un brin réactionnaire qu’il clôt son film, en contradiction complète avec tout ce nous venons de voir. Comme un grand-père un peu dépassé mais bienveillant qui conseille à ses petits enfants : arrêtez de regarder en arrière, éteignez vos appareils et allez jouer dehors.
10 avril 2018